Alinoë
Les Aegirsson ont trouvé refuge dans une île isolée. En l’absence de Thorgal, Jolan et sa mère rencontrent un étrange enfant muet. Et le refuge devient un piège mortel…
« Alinoë », voilà un album à part, étrange et envoûtant, qui a surpris et marqué des générations de lecteurs.
Paru en février 1985, ce huitième album est certainement l’un des plus originaux et plus forts de Thorgal. Et pourtant, le héros de la série est absent !
Deux ans de vacances
Depuis les débuts de sa série, Thorgal a exploré le temps, des mondes parallèles, des royaumes lointains. Il a combattu des mages, il est monté à bord d’un vaisseau spatial et il a même côtoyé brièvement des créatures divines. Il est le héros, capable de vivre tout et d’y survivre.
Une petite nouveauté, venue bouleverser les habitudes aventureuses du beau guerrier, a pris forme peu avant « La chute de Brek Zarith ». Un enfant, un petit garçon blond comme sa maman, a pris place dans l’univers de Thorgal et Aaricia. Il est difficile de dire pour le moment ce que Thorgal en pense et comment il le vit, parce ce que les histoires passées et à venir vont, curieusement mais soigneusement, éviter de mettre le père et l’enfant en contact direct. Un bref contact sur l’épaule dans le tome 6, une main tenue brièvement au début de ce tome 8, et il faudra attendre le tome 13, « Entre terre et lumière », pour retrouver un contact visuel et physique entre le père et l’enfant. Un contact physique à l’image de leurs rapports distendus, puisqu’il s’agira… d’une fessée !
Il convient donc de profiter de l’étreinte tendre et unique que Thorgal, multiple-père-malgré-lui, va s’autoriser dans un moment d’inquiétude intense à la fin de l’album.
Le tome 7 ayant été lui aussi un album à part pour d’autres raisons, « Alinoë » est donc la suite des aventures qui ont permis à Thorgal de retrouver son épouse à Brek Zarith. Peu après leur départ de la citadelle moribonde, Thorgal avait indiqué vouloir s’installer loin des hommes. La petite famille a réussi. C’est donc dans une île inhabitée, assez éloignée des côtes, que Thorgal a bâti une maison pour sa femme et son enfant. Un travail assez prodigieux, quand on y réfléchit, parce que la maison est en pierres et qu’elle est accompagnée d’une belle bergerie en bois. Le couple de jeunes parents s’est construit une vie et une maison, sans l’aide de quiconque, pour aller au bout d’une idée née suite à leur séjour catastrophique dans le village de Shaniah et Caleb (dans le tome 4, « La galère noire »).
Après avoir essayé vainement de vivre au milieu des hommes, Thorgal a donc fait le choix radical de vivre en n’en voyant plus aucun. Pour vivre heureux, vivons cachés. L’expression est facile mais ne semble pas vraiment convaincre Aaricia. L’île est belle, bien maîtrisée par le couple, mais elle est aussi une cage, fermée pour ses habitants mais restant ouverte sur un monde qui va doucement apprendre à la connaître. Pas vraiment le paradis, cet endroit qui sera envahi tour à tour par Alinoë, Kriss de Valnor, Jaax le veilleur et Sardaz l’écorché.
Dès le début de l’album, Aaricia sent que cette île refuge ne l’abrite pleinement que quand son homme est présent. Dès qu’il s’en éloigne, elle devient une prison qui l’éloigne du monde, la prive de son peuple, la rend silencieuse et anxieuse. Pas vraiment les vacances. Heureusement qu’un petit bonhomme lui tourne autour en bricolant tout ce qui lui passe par la main.
Oui, heureusement. Encore que…
L’œuf ou la poule
On peut tourner et retourner l’histoire de cet album dans tous les sens, on peut émettre des hypothèses, on peut confronter des avis différents. Toujours est-il qu’on en revient toujours à ce bracelet, que Jolan porte au poignet pendant toute la crise alinoënne.
Les objets ont toujours eu une place à part dans la série Thorgal. Du premier au dernier tome, on retrouve régulièrement un artefact divin, un objet magique ou scientifique au cœur des aventures de nos héros. Il y eut les anneaux de Freyr, qui amorcèrent la chute de Gandalf-le-fou. Le collier du pays d’Aran. La clé du Deuxième monde, prise à sa gardienne. Le boulon fait du métal qui n’existe pas. Le mnémodisque contenant la mémoire des colons atlantes. Plus tard, il y aura la couronne d’Ogotaï, la bague Ouroboros, l’épée-soleil, l’anneau Draupnir, les larmes de Tjahzi…
Le procédé peut sembler assez ritualisé, mais chacun de ces objets aura une vie et une importance distinctes, et sera amené avec doigté dans les mains de celui ou ceux qui en feront usage, pour le meilleur ou pour le pire.
Alors, d’où vient le bracelet que porte Jolan ? Il affirme que c’est Alinoë qui lui a donné. Il n’y a pas de raison de ne pas le croire. Le bracelet est orné des même symboles que ceux que l’enfant trace machinalement dans le sable quand son esprit vagabonde.
La question doit se poser. Le bracelet est-il l’œuf, ou la poule ? Il semble agir comme catalyseur des pouvoirs de Jolan. En tout cas, sa destruction met fin au cauchemar. Si Jolan l’avait ramassé sur la plage, on pourrait imaginer qu’il s’agit d’un artefact ancien, peut-être atlante, dissimulant un mécanisme ou un esprit maléfique. Mais il est offert par Alinoë, ce qui semble indiquer que c’est Jolan lui-même qui a inconsciemment provoqué sa création.
Au fond, l’objet semble à la fois être responsable du problème, et avoir été créé par lui. Un drôle de paradoxe.
Manifestation tangible du pouvoir de Jolan, le bracelet est rapidement désigné par Aaricia comme étant peut-être le problème et la solution. Il faut le détruire. Cette révélation va entraîner une surenchère d’actions violentes, l’île entière semblant désormais prête à tout pour protéger l’objet.
Thorgal va résoudre le problème à sa façon. Il sera là, au bon endroit, au bon moment. Il tranchera le bracelet dans ce milieu liquide qui semble isoler la malédiction d’Alinoë du reste du monde, dans un moment où l’inconscience de l’enfant ne permet peut-être plus à ses pouvoirs de s’exprimer. Surtout, il va mettre fin au huis clos qui réunissait la mère et l’enfant, à cette solitude anxieuse qui avait enclenché le processus destructeur.
Ouaf
Un héros inattendu fait son apparition dès la première image de l’album. On ne l’avait pas vu venir, et voilà que les Aegirsson ont un chien !
On le découvre en filigrane des premières planches, en train de jouer tout couillon avec les mouettes ou de servir de compagnon à Jolan. Il faut attendre la sixième planche pour apprendre son nom, et les raisons de sa présence. Le chien s’appelle Muff.
Dans l’immense isolement que Thorgal et Aaricia ont organisé pour leur famille, il leur a semblé que leur fils pourrait peut-être trouver agréable d’avoir un compagnon de jeu. Muff sera ce compagnon, pour des albums et des années. C’est un briard, un chien sociable et protecteur, à la fidélité sans faille. Grzegorz Rosinski l’a dessiné en utilisant comme modèle son propre chien, celui qui accompagna sa famille pendant des années.
Son rôle est mis en avant par les parents de Jolan, parce qu’ils ne peuvent ignorer que leur choix de vie peut être éprouvant au quotidien. Muff est le compagnon de jeu, l’ami et, en fait, la seule âme qui accompagne les jeunes années du petit garçon. Mais les questions commencent à se bousculer dans l’esprit de l’enfant qui, à 5 ans, ne sait pas d’où il vient, qui il est, pourquoi il vit là. Cet album sera pour lui celui des révélations, celui où on lui donne enfin quelques bases pour comprendre son monde, et commencer à y vivre.
Muff l’y aidera.
Dans cet album, Muff aura tous les rôles du chien. Il sera caressé, il jouera avec l’enfant. Il dormira au pied de son lit. Il sera le premier à déceler un danger, à gronder quand il sentira la présence d’Alinoë. Il aboiera pour prévenir du déclenchement de l’incendie. Il deviendra aussi une arme utilisée par Alinoë pour tenter de se débarrasser d’Aaricia.
C’est ainsi que sa présence généralement silencieuse suffit à faire de lui un personnage secondaire pleinement acteur de cette histoire. Sans en faire beaucoup, il s’installe sereinement dans le casting et il va poursuivre tranquillement son chemin dans les albums suivants, présent sans être envahissant.
Bien des années plus tard, un dilemme s’est posé pour le dessinateur. Suite à la disparition de son propre chien, qu’il adorait, Rosinski n’a plus souhaité dessiner ce bon vieux Muff. Mais il n’a pas voulu le voir mourir une seconde fois, dans un album qui jouerait et rejouerait indéfiniment son décès à chaque lecture. Il a donc demandé à Van Hamme de trouver une solution douce, pour écarter paisiblement Muff des aventures de ses maîtres.
C’est ainsi que le fidèle compagnon sera laissé sur l’île paradisiaque d’Arachnéa (tome 24, paru en 1999), où il pourra prendre une retraite apaisée et méritée, au milieu des vignes, dans les bras de Lehla et les jambes de Darek.
Un couple inattendu
Une histoire sans le héros de l’histoire, l’idée sort du commun. Dès le tome 8 de la jeune série Thorgal, il devient donc évident que le héros viking ne sera pas le seul personnage fort de ses propres aventures. Il faut dire que les albums précédents avaient laissé entrevoir un beau potentiel pour sa femme et son fils, mais sans l’exploiter pleinement. Aaricia était belle, courageuse, intelligente. Mais elle était aussi naïve, maladroite, souvent dépassée. La belle âme qu’il convenait d’aller sauver au péril de sa propre vie.
Tout a changé avec « La chute de Brek Zarith ». Aaricia s’y est révélée forte, indépendante, capable de décisions personnelles sans concessions. Capable aussi d’affronter le danger avec une certaine efficacité, et de ne pas être totalement dépendante des exploits de son héros personnel. Tant mieux !
De son côté, Jolan a également montré du potentiel, en devenant à tout juste deux ans l’outil choisi par l’ignoble Shardar pour espérer devenir le maître du monde. Quel destin aurait-il eu, entre les mains du despote ? Aaricia a veillé à ce qu’on ne puisse pas le découvrir.
Dans « Alinoë », Jean Van Hamme prend à nouveau le lecteur à contrepied en proposant une histoire basée sur la relation mère-enfant, une relation que Jolan et Aaricia ont commencé à développer à Brek Zarith. Donc, sans Thorgal.
L’enfant et la mère ont construit dans leur coin des rapports qui nous ont été globalement cachés. Un père absent, une mère longuement malade, un enfant dont les pouvoirs latents furent surexploités. Voilà la base du récit, sur laquelle Van Hamme a construit son histoire.
Cela permet d’assister à quelques scènes très fortes entre la mère et l’enfant, et de développer cette profondeur des personnages qui fait, en partie, le succès de cette série. Aaricia et Jolan existent malgré Thorgal, et ils ont des doutes, des forces, des faiblesses. Des seconds rôles qui se permettent d’éclipser temporairement le héros, c’est étonnant et fondateur.
A environ 5 ans, Jolan commence à s’ouvrir sur le monde. On le voit réclamer d’aller à l’école — mais papa et maman ne savent pas écrire —, vouloir des copains, s’interroger sur l’ailleurs. Le petit garçon cherche à s’affirmer, à tester les limites, à contester l’autorité parentale. Rien d’étonnant ou d’alarmant. Sauf quand on possède des capacités hors-normes.
Aaricia fait de son mieux pour le guider et l’accompagner, mais elle n’est pas prête à gérer les capacités psychosensorielles de son fils, héritées de ses ancêtres atlantes.
Pour la première fois, Jolan se retrouve ainsi confronté à ses propres pouvoirs. Des pouvoirs à la fois puissants et limités, nécessitant maîtrise et équilibre. Son esprit immature s’ouvre avec délice à la puissance et à la liberté octroyée par un coin de son cerveau, mais l’enfant n’est pas prêt. Il ne maîtrise rien. Il crée Alinoë dans un moment où diverses émotions fortes — la colère, l’ennui, l’envie — débloquent temporairement en lui des mécanismes inattendus. Mais il perd le contrôle de sa création dès l’instant où ces émotions fondatrices refluent.
C’est alors que s’installe une autre mécanique narrative, basée sur le huis clos. L’isolement que s’auto-inflige la famille Aegirsson s’est vu renforcé par le départ de Thorgal, le personnage principal, à qui le lecteur peut imaginer inconsciemment une certaine invulnérabilité. Thorgal, rien ne peut lui arriver, il est capable de s’en sortir au mieux en toutes situations. Mais Aaricia ? Et le gamin ? Dans une série où le scénariste n’hésite pas à flinguer des gentils ?
Employé souvent au théâtre ou au cinéma — que Jean Van Hamme connaît bien —, le huis clos isole les personnages et focalise l’attention du lecteur sur eux. Il dramatise leur situation, il donne la sensation artificielle d’appartenir à un monde fermé, d’être dans une bulle invisible dont rien ne sort, dans laquelle rien ne peut entrer. Dans ce monde clos, le petit Alinoë est si pâle, si maigre, si silencieux… Avec ses grands yeux fixes, qui ne cillent jamais… Et ses apparitions, aussi troublantes que ses disparitions…
L’île protectrice à l’isolement rassurant devient un piège, une prison sans issue. Le huis clos rend la confrontation étouffante, terrifiante !
Malgré cela, tout est bien qui finit bien, apparemment. Mais il faut tout rebâtir. Pas seulement la maison ou la bergerie, d’ailleurs. La famille doit se reposer la question du mode de vie qu’elle a choisi. Alinoë était un avertissement, fort mais finalement insuffisant. Thorgal ! Aaricia, Jolan ! Kriss de Valnor va se charger, dans les prochains albums, de vous rappeler que la tranquillité est illusoire quand on est des héros de votre trempe, et quand ce sont Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski qui veillent sur votre destinée.