Alinoë
Les Aegirsson ont trouvé refuge dans une île isolée. En l’absence de Thorgal, Jolan et sa mère rencontrent un étrange enfant muet. Et le refuge devient un piège mortel…
L’enfant-rêve
Dans l’idée initiale de Jean Van Hamme, Alinoë devait être un enfant très beau, très attractif. Grzegorz Rosinski l’a souhaité moins joli, maigre, pâle, et très masculin malgré ses cheveux longs. A la lecture du scénario de son partenaire, le dessinateur a imaginé Alinoë tel qu’il est représenté dans l’album et il a souhaité conserver cet aspect, ce qu’il avait ressenti en découvrant l’histoire.
L’idée d’un enfant aux cheveux verts est venue de Jean Van Hamme, qui avait en tête un souvenir fort du film « Le garçon aux cheveux verts », un long-métrage américain de 1948 dans lequel un jeune garçon orphelin de guerre, en passe de s’intégrer dans sa nouvelle communauté après le décès de ses parents, voit ses cheveux devenir soudainement verts. Le rôle était joué par le célèbre Dean Stockwell, alors enfant star, et surtout connu aujourd’hui en Europe pour sa participation à de nombreuses séries télé, de Columbo à Galactica, et bien sûr pour la série Code Quantum dans les années 90.
D’abord sujet de moqueries ou de curiosité, l’enfant se sent rapidement rejeté par beaucoup de ceux qui l’avaient accueilli, mais il finit par accepter sa nouvelle condition et en faire un étendard contre la guerre et l’exclusion. Le premier Alinoë, le premier enfant aux cheveux verts, était donc déjà un enfant symbolisant l’isolement. Mais il n’essayait pas de tuer tous les gens de son entourage !
Si on se plonge également un peu dans la bibliographie de Van Hamme, on voit apparaître un autre petit Alinoë quelques années avant le nôtre. Dans les années 70, avant même sa rencontre avec Grzegorz Rosinski, Jean Van Hamme avait repris pour André Beautemps le scénario des aventures de l’aviateur Michael Logan. Prometteuse et bien dessinée, la série s’est malheureusement interrompue au moment du décès du dessinateur.
Plusieurs histoires d’une trentaine de pages ont paru, accompagnées en albums par des histoires un peu plus courtes. Parmi celles-ci, une courte aventure en 16 pages peut surprendre et séduire le lecteur de Thorgal. Il s’agit de « Elfaniel ».
Victime d’une avarie, l’avion de Michael doit se poser en plein océan Pacifique. Logan a la chance d’apercevoir une petite île paradisiaque, qui n’apparaît curieusement sur aucune carte. Il lance un appel à l’aide à la radio, et s’installe tranquillement sur la plage ensoleillée, plutôt satisfait de ces vacances improvisées. Une petite fille le tire de sa léthargie en l’interpellant. Sortie de nulle part, elle s’appelle Elfaniel. Elle a de longs cheveux blancs et parle en énigmes, comme si elle découvrait le monde grâce à Michael. Elle lui dit qu’elle vient d’un ailleurs que ceux d’aujourd’hui ont oublié, d’un endroit que la raison rend invisible aux hommes qui ont fermé leur esprit et leur cœur. Elle lui dit aussi qu’elle ne devrait pas être là, qu’elle a désobéi, qu’elle a peur.
Michael la suit et l’interroge sans cesse, émerveillé par la candeur et la féérie de la petite fille. Il cueille une fleur, qu’elle lui demande de replanter.
Le lendemain, le pilote est réveillé par son équipe de dépannage. A-t-il rêvé ? Elfaniel a disparu en emportant ses secrets. Il ne reste d’elle qu’une fleur, que Michael plante sur la plage avant de quitter l’île à jamais.
Dans cette histoire, on retrouve le décor de l’album « Alinoë », son enfant irréel, sa magie, et l’idée d’un portail ayant permis à l’enfant d’exister pour celui ou celle qui se trouve là. Il y a aussi le huis clos, bien sûr, mais avec une situation narrative très différente. L’île de Michael Logan n’est pas un piège mortel qui empêche l’homme d’échapper à son prédateur. Elle est au contraire un refuge, qui l’accueille temporairement et lui ouvre une fenêtre sur le rêve, en laissant douter le héros comme le lecteur, incapables de savoir si tout cela était réel ou simplement dû au délire d’un homme épuisé.
Pas de fleur dans les cheveux pour Alinoë, mais l’enfant-rêve est peut-être né dans l’esprit de son créateur au moment du passage fugitif dans notre monde de la petite Elfaniel.
Trait pour trait
Admiratif du travail d’Hermann — célèbre auteur de Comanche, Jeremiah et Bernard Prince —, Rosinski a dessiné cet album au Rotring, un stylo technique très fin permettant d’obtenir un tracé régulier.
Si le résultat est techniquement splendide sur le papier, le dessinateur a été déçu par la suite car de nombreux traits se sont révélés trop fins pour apparaître au moment de l’impression. Si les images de « Alinoë » ont séduit sans peine les lecteurs, elles ont déçu leur auteur qui n’y a pas retrouvé toute la force et le détail qu’il avait voulu leur donner.
Il a été un peu victime en cela de l’une des caractéristiques principales de son œuvre, l’évolution permanente. Ce n’est pas toujours visible pour le lecteur qui dévore les albums ou pour celui qui patiente entre deux histoires, mais le dessin de Rosinski est en perpétuelle évolution. Lorsqu’il a commencé Thorgal en 1976, il était déjà un dessinateur chevronné et talentueux, et si son trait a rapidement évolué au contact des multiples auteurs qu’il a dû croiser dans sa carrière occidentale, il a surtout changé grâce à une volonté permanente de se renouveler et de tenter de nouvelles techniques.
Chaque album de Thorgal a ainsi sa personnalité, ses nouveautés. Par le dessin, par la mise en couleurs, par les outils utilisés. Il y aura aussi les trames — voir l’atelier de l’album « Les archers » — ou l’informatique, avant la révolution de la couleur directe.
Revenons à « Alinoë ». Si vous êtes curieux de voir à quoi ressemblaient les dessins de Rosinski avant d’être quelque peu amoindris par les procédés de reproduction de l’époque, vous pouvez vous procurer le magnifique second tome de l’intégrale en noir et blanc sorti chez Niffle en 2017. Un très beau travail de reconstitution a été effectué sur les planches de cet album, qui nous est ainsi présenté pour la première fois avec des dessins proches de ce qu’ils sont réellement.
Voici un exemple saisissant du travail effectué.
Une autre difficulté, dans cet album, est venue du lieu choisi pour jouer cette aventure. L’île est belle, mais fermée, avec des paysages limités. Voici ce qu’en a dit l’auteur dans sa monographie parue en 2013.
C’est aussi un des épisodes qui m’a posé le plus de difficultés. La modestie du décor était un handicap. J’ai été obligé de penser chacun de mes dessins, car le scénario ne m’offrait aucune échappatoire facile, pas de décors fastueux, pas de scènes épiques. Uniquement une sensibilité, une communication entre deux êtres, la mère et son fils, confrontés à l’indicible, que je devais faire ressentir au travers d’un regard, d’une attitude.
Bon, il s’en sort quand même pas trop mal, non ?
Pastels
Les couleurs de cet album sont à la fois très douces et nuancées. « Alinoë » se teinte d’or, pas de celui des trésors, mais de celui des feuilles mortes. Une ambiance automnale qui glisse du bleu — quand l’histoire se rapproche de la mer — à l’orange — quand le cœur de l’île devient le théâtre du récit.
Prenez quelques instants pour observer dans ce dessin la qualité de la mise en place des couleurs, avec le bleu minéral forgé par les vagues marines, et le jaune végétal qui apporte de la profondeur au tapis herbeux (déplacez la souris ou le doigt sur l’image). Le dessin esquisse l’espace, les couleurs font le reste.
Le jeu chromatique laisse peu de place aux autres couleurs. Ah, si, il y en a une qui ressort du lot, sublimée notamment par la magnifique couverture de l’album. Le vert.
Les couleurs douces de l’album permettent de donner au vert des cheveux d’Alinoë la place que mérite une si improbable chevelure. En plein été, on aurait pu le prendre pour un elfe des bois. Mais ici, c’est juste incongru, étonnant, irréaliste. On comprend que ce vert n’est pas naturel, ni pour un humain bien sûr, ni pour un être éventuellement engendré par la Terre. C’est l’automne, rien n’est vert à part la tête d’Alinoë — et la robe d’Aaricia, mais du coup elle ne voudra peut-être plus la porter.
Hasard ou choix délibéré du coloriste, Aaricia semble se montrer dès le départ décidée à devenir l’ennemie du garçon muet, y compris par ses choix vestimentaires. C’est ainsi qu’elle porte en début d’album un châle rouge bien pétant, que l’on ne peut pas rater au milieu des couleurs affadies de l’île. Ce n’est qu’un détail visuel mais, par sa coiffure, Aaricia se retrouve dès le départ à l’opposé d’Alinoë, de l’autre côté de la roue chromatique.
Il y aura à nouveau du rouge sur Aaricia, plus tard dans l’album. Ce sera le rouge du sang, le rouge de la douleur.
De temps en temps
Je vous parlais des décors, un peu plus haut dans cet article. Il en est un dans cet album, qui se veut le plus minimaliste de tous. Le rocher. Un gros galet façonné par la mer, gris, plat, qu’Aaricia choisit comme ultime refuge dans une île qui cherche à la tuer.
Jolan et Aaricia vont y passer une nuit et deux pages. Une nuit terrifiante, longue, épuisante. Une nuit à grelotter sur un malheureux caillou séparé de la plage par une langue de sable et d’eau. L’abri est dérisoire, mais curieusement il remplira son office. Grâce au sommeil de Jolan, grâce à d’autres forces qu’on ne devine pas ? Nous ne le saurons jamais.
Dans ce passage, le découpage de l’album joue son rôle tout autant que le dessin et les couleurs, avec tout d’abord deux premières images en bas de la page 36. Un coucher de soleil suivi d’une nuit noire. L’image précédente nous a montré une Aaricia blessée et épuisée, serrant le petit corps de son fils dans son bras, et lançant une prière pour le retour de son mari. L’angoisse.
Pour connaître la suite, il faut changer de page. C’est toujours le cas dans un livre, mais ça l’est tout particulièrement dans ceux de Jean Van Hamme, qui construit ses changements de pages avec intelligence. Allez voir en bas des pages impaires, vous verrez que bien souvent la dernière image nous laisse sur une idée qui ne peut que nous pousser à tourner la page pour aller voir la suivante. Peur, stress, surprise, révélation…
Ici ce sera, tout simplement, le lever du jour. Un simple matin, mais une sacrée victoire pour nos deux naufragés, survivants sur leur esquif rocheux.