Au-delà des ombres
Brisé par la disparition d’Aaricia, Thorgal n’est plus qu’une ombre survivant grâce à Shaniah, qui a choisi de lier son destin à celui de l’homme qu’elle aime. Deux étrangers proposent au couple de vagabonds un incroyable marché : pour redevenir l’homme qu’il était, Thorgal devra vaincre la mort elle-même.
Suite de « La galère noire ».
Alors qu’il croyait pouvoir vivre en paix au sein d’une petite communauté paysanne, Thorgal a vu son village brûler, ses amis mourir, sa femme disparaître. Aaricia…
Son esprit s’est effondré. Son corps le traîne désormais d’une paillasse à une autre. Shaniah, la jeune villageoise qui a provoqué la perte de son propre peuple, accompagne Thorgal et fait de son mieux pour trouver de quoi subsister. Une vie de misère, triste et sale, avec un homme silencieux et brisé.
Un homme qui vient de perdre un an.
Histoire(s) de temps
Les voyages dans le temps, Thorgal connaît. Il en a déjà expérimenté deux, alors que la série n’en est qu’à 4 tomes et 5 histoires, quand commence ce nouveau récit. Mais ce trou temporel qui surprend dès l’ouverture de l’album est bien différent. Thorgal vient de perdre un an, noyé dans les brumes de la dépression.
Un an de perdu… Pour beaucoup de personnages de bande dessinée, dans ce qu’on peut appeler les grandes sagas, le problème ne se pose même pas. Ils sont bien souvent intemporels. Ils ne vieillissent pas, ne changent pas, et conservent souvent les mêmes vêtements — sans même un passage en machine. Quelques héros antédiluviens comme XIII, Yoko Tsuno ou Ric Hochet suivent l’évolution technique de leur temps, mais ils changent peu et ne vieillissent pas vraiment.
Bien sûr, Thorgal n’a pas vieilli de 40 ans depuis sa création en 1976. Mais il a pris plus de 15 ans dans la bouteille ! Ainsi qu’une femme, et des enfants qui grandissent d’albums en albums. C’est l’une des particularités de cette longue série, riche de plus de 50 albums grâce à ses séries dérivées. Les personnages ne sont pas figés dans l’intemporalité. Ils vieillissent. Ils changent. Ils vivent. Chaque cycle d’aventure a ses propres ressorts et sa propre époque.
Du coup, la série n’est jamais si bonne que quand on lit les albums dans l’ordre, parce que chaque histoire s’inspire des précédentes et inspire les suivantes.
Un an de perdu… Des pans entiers de la vie de nos héros disparaissent dans l’oubli de leur quotidien, qu’on peut se figurer, entre deux cycles d’albums. Celui qui nous est caché ici, celui qui sépare la mort du iarl Ewing de l’entrée de Thorgal dans la taverne crasseuse, est à imaginer, à craindre. Il est réservé à nos rêves, de la même façon que tout lecteur peut se demander si Slive est en vie, comment Jorund est devenu roi, quelle fut la vie recluse de Galathorn, à quoi ressemblait le gâteau au mariage de Thorgal et Aaricia.
C’est la part réservée au lecteur, celle que lui abandonne le scénariste. Celle qui fait que chaque lecteur a sa propre vision de la série, nourrie par une interprétation différente de pans entiers des albums, nourrie également de ces moments cachés de la vie des personnages, que nous extrapolons chacun à notre manière.
Un an de perdu… Ces bouts de vie gâchés sont une spécialité du malheureux Thorgal qui s’arrange pour tomber dans des mondes au temps décalé (« Presque le Paradis… », 1er album), perdre la mémoire (saga de Shaïgan-sans-Merci, albums 18 à 23), être réduit en esclavage (« Le barbare » et « Kriss de Valnor », tomes 27 et 28) ou courir le monde à la recherche d’un fils inconnu (saga des mages rouges, des tomes 33 à 36). Dans « Au-delà des ombres », il perd la trace de son épouse et erre pendant un an, absent de sa propre vie, persuadé d’avoir perdu son âme sœur.
Parmi les nombreux tourments qui pourront agiter son cœur après cet épisode douloureux, il est malheureux de se dire qu’il n’a pas été présent pour la naissance de son fils. Son destin hasardeux l’empêchera également d’être auprès des femmes de sa vie quand naîtront ses futurs enfants. Quand ça veut pas…
Un voyage
Rosinski a dû bien s’amuser avec cet album. On commence avec une ville crasseuse, pour enchaîner sur un sanctuaire de pierres dressées puis un marais désolé, qui aboutit dans une jungle luxuriante. Suivent un paradis fleuri et le vide cosmique, pour finir avec des grottes torturées, un exercice de style en noir et blanc surprenant (voir l’onglet Atelier de cet album). Une telle diversité de lieux dans un même album, il n’y a que dans un Thorgal que l’on peut voir ça.
Pour la première fois de la série, cet album est donc l’histoire d’un voyage. Nous y suivons les déplacements de deux héros. Thorgal, évidemment, mais aussi la surprenante Shaniah, que l’on n’aurait pas imaginée si bien placée au casting du tome 5, après avoir refermé le tome 4 sur sa disgrâce absolue. Ensemble, ils affrontent des épreuves successives, physiques ou psychologiques, surprenantes. Toutes les composantes de leurs êtres sont testées une à une.
Thorgal fait tout, Thorgal ose tout. Dans cet album, il croise des dinosaures, il embrasse des monstres. Il voyage dans le temps, jusqu’à la naissance de l’univers. Il visite les jardins des dieux. Il frappe Shaniah, avant de l’embrasser tendrement.
Ici, le voyage est tout, il s’autorise tout. L’album est construit autour de ce déplacement d’un point à un autre, et pourrait finalement se résumer en quelques phrases. Mais il est bâti avec une telle densité, que chaque séquence du périple est passionnante et appelle à lire la suite. Jolie sirène mal-aimée, Shaniah est l’élément essentiel qui permet à Thorgal de vivre pleinement cette aventure. On en reparlera plus bas.
Au cœur de cet effarant voyage, il y a un moment très symbolique, empreint de culture scandinave. Lorsque le radeau de Shaniah et Thorgal termine son voyage à rebours jusqu’aux limites du temps et de l’espace, il se retrouve face au néant, face au vide absolu. Les deux voyageurs cherchent désespérément un passage. Ils entendent alors la corne d’Himdall, gardien du pont qui mène à la demeure des dieux. Thorgal comprend que la clé de plomb qu’il porte depuis sa rencontre avec la Gardienne des clés peut peut-être leur permettre de franchir ce passage réservé aux dieux. L’ultime sacrilège, paradoxalement rendu possible grâce aux agissements des puissants mages du pays d’Aran (voir « Les trois vieillards du pays d’Aran »).
La légende du bifrost, le pont arc-en-ciel qui mène en Asgard, est un classique de la mythologie nordique dont s’inspire beaucoup la mythologie thorgalienne. Himdall, ou plutôt Heimdall, est l’immortel gardien de ce pont, un dieu équipé d’une trompe — l’instrument de musique, pas le gros pif — dont il est sensé se servir pour prévenir les dieux au moment du Ragnarok. Leur crépuscule, la fin de leur monde. Heimdall est un dieu primordial, un gardien, un protecteur. Il est sensé mourir des mains de Loki, le dieu traître, au cours de la fin des temps. On dit aussi qu’il est capable de tout voir et de tout entendre, ce qui doit être bien pratique — ou très gênant.
Dans l’album, on peut certainement trouver toutes sortes de symboles, au moment de ce passage qui emprunte l’arc-en-ciel divin. Cet improbable chemin phallique entraîne nos héros dans le nombril du monde, une cavité qui les mène vers l’inconnu. Ce passage d’un monde vers un autre évoque tout aussi bien la naissance que la mort. Une renaissance, alors, peut-être ?
Vie et mort, début et fin, chute et ascension, tout est ici, dans cet endroit où il n’y a rien en dehors de cette lumière qui tente de percer les ténèbres.
Bien longtemps après tout cela, dans un contexte tout à fait différent, c’est ce même chemin arc-en-ciel que Jolan arpentera de façon beaucoup plus terre à terre, pour jouer les cambrioleurs dans l’album « Le bouclier de Thor » (tome 31).
Descendre aux Enfers
J’ai voulu trouver la force de supporter cette perte, et je ne nierai pas de l’avoir tenté ; l’Amour l’a emporté. […] Par ces lieux que remplit la crainte, par cet immense Chaos, par ce vaste royaume du silence, je vous en prie, renouez le fil trop tôt coupé du destin d’Eurydice.
Ovide – Les métamorphoses
Comment parler de cet album sans évoquer l’histoire qui semble l’avoir inspiré ? Le mythe d’Orphée et d’Eurydice est l’une des plus célèbres et des plus tristes histoires de la littérature antique. Si vous ne la connaissez pas, attention, préparez les mouchoirs, on a là l’une de ces histoires typiques de la mythologie grecque, dans laquelle l’héroïsme et l’amour, aussi merveilleux soient-ils, ne suffisent jamais à contenter les maîtres de nos destinées et à compenser nos faiblesses humaines.
Selon la légende, Orphée est le fils d’une déesse et du roi de Thrace, lui-même d’origine divine. Musicien et poète selon les uns, prophète selon les autres, il est aussi l’un des Argonautes, ce groupe de héros qui accompagna Jason à la recherche de la toison d’or. Avec Héraclès, Thésée, tout ça.
Orphée est follement amoureux de la belle Eurydice. Un amour partagé, qui doit les mener au mariage. Malheureusement, le jour de leurs noces, un autre prétendant poursuit la jeune femme et provoque sans le vouloir un terrible accident. Eurydice meurt, mordue par un serpent.
Inconsolable, Orphée décide de se rendre aux Enfers pour tenter de convaincre le dieu Hadès de lui rendre sa bien-aimée. Il affronte de nombreux dangers, qu’il parvient à contourner grâce à sa musique ou à ses mots, capables d’endormir ou de charmer les monstres des enfers. Séduit, Hadès accède à la demande d’Orphée et lui rend Eurydice. Mais il y met une curieuse condition. Orphée devra ressortir de son royaume, avec sa femme derrière lui, sans jamais se retourner pour la regarder.
Orphée accepte bien sûr le marché. Mais, tout au long de la remontée, il s’inquiète. Hadès tiendra-t-il parole ? Eurydice est-elle réellement derrière lui ? L’impatience et le doute le rongent. Orphée marche en écoutant le bruit des pas d’Eurydice dans son dos. La sortie est proche. Mais voilà que le silence se fait derrière lui. Un silence qui attise ses doutes. Inquiet, Orphée se décide à vérifier si la jeune femme le suit toujours. Elle est bien là. Mais dès que le regard d’Orphée se pose sur elle, elle s’éloigne et disparaît à jamais.
Orphée ressort des Enfers, seul, marqué pour toujours par son échec.
Il y a dans « Au-delà des ombres » bien des similitudes avec ce mythe ancien, à la différence que l’Eurydice de Thorgal est double. Ce sont deux femmes qui sont au cœur de ce terrible périple au royaume des ombres. La vie d’Aaricia est l’enjeu. Celle de Shaniah sera le prix. Tout aussi cruel que l’étaient les auteurs classiques, Jean Van Hamme joue avec la vie des deux jeunes femmes, dont le destin est placé dans les mains de Thorgal. Celui-ci, porté par son objectif passionnel, ne réalise pas que la jeune fille qui l’accompagne s’abandonne totalement à cette quête, autant par amour que par désir de rédemption.
Thorgal a la clé pour entrer au royaume des ombres. Shaniah est la clé qui lui permettra d’en sortir.
Shaniah
Thorgal et Shaniah… Ce couple est-il réellement improbable ? Lorsque le Viking rencontre la petite paysanne, elle n’a peut-être que deux ou trois ans de moins qu’Aaricia, elle-même toute jeune fille au moment de son union avec Thorgal. Celui-ci a eu une vie solitaire, dans un milieu assez fermé. Shaniah est peut-être la première tentatrice de sa vie, la première à lui proposer une alternative au destin tissé par les dieux pendant son enfance. Elle a du charme et du caractère, et elle démontre dans cet album qu’elle a du courage et des ressources. Une fille de choc, en fait, plombée par le démarrage catastrophique de sa courte carrière dans la série.
Dans « La galère noire », nouvellement marié et enfin libéré des liens du clan qui l’encerclaient depuis l’enfance, Thorgal a vu sa liberté récente mise en danger par un événement aussi naturel que perturbant, l’attente d’un enfant. Shaniah est arrivée alors, et s’est engouffrée dans ce que son âme teintée d’enfance pensait avoir détecté chez le jeune homme. Il est rapidement devenu pour elle un espoir d’avenir meilleur, d’aventures romantiques, de passion excitante.
Cette première Shaniah, jalousement excessive, n’avait aucune chance auprès de Thorgal. Dans « Au-delà des ombres », elle laisse la place à la seconde Shaniah, celle qui a tant gagné en maturité après un an d’errance et de misère auprès de celui qu’elle a détruit. Fragile mais volontaire, cette nouvelle Shaniah s’est construite dans la douleur d’une vie ratée, où les remords ont anesthésié la plupart de ses rêves d’enfance. Cette Shaniah est plus à même de toucher le cœur de Thorgal. Peut-être pas de l’amour, mais de l’affection et un pardon digéré. C’est déjà beaucoup.
Brune et piquante, il serait dommage de considérer Shaniah comme une Kriss allégée, elle mérite bien mieux qu’une comparaison hâtive. Mais on peut peut-être estimer qu’elle a semé en Thorgal le germe d’une envie d’autre chose, qui se révèlera quelques années plus tard auprès de Kriss de Valnor.
Actrice principale de ce drôle de drame, Shaniah se révèle être la compagne idéale au cours de ce voyage. Par son courage et sa clairvoyance, par l’abandon total d’elle-même, elle s’applique à combler les rares carences de son Thorgal. Elle va même jusqu’au meurtre, étendant au-delà du possible le dégoût qu’elle ressent pour sa propre personne. Ce n’est pas un geste de bonté, pas vraiment un cadeau. C’est juste l’aboutissement d’un long parcours.
Shaniah a commis une abominable faute. Son erreur de gamine, dans le village de Caleb, a eu des conséquences si monstrueuses, si traumatisantes, qu’elle a eu besoin de se trouver une raison d’exister. Simplement pour que son esprit survive à la fin de son monde. En cela, la catatonie de Thorgal est plutôt tombée à pic. Elle a permis à Shaniah de s’abandonner complètement à une tâche qui a pu occuper ses journées, peut-être avec le sentiment que ses efforts pourraient compenser le mal qu’elle avait occasionné. Cela lui a aussi permis de former un ersatz de couple avec cet homme tant désiré.
Les révélations de Wargan et Galathorn viennent briser le fragile équilibre. La résurrection d’Aaricia n’est vraiment pas une bonne nouvelle. Thorgal renaît, et Shaniah prend très mal cette guérison. S’il n’a plus besoin d’elle, pour qui existe-t-elle encore ?
C’est certainement là, dans les brumes du cercle de pierres, qu’elle comprend que son beau Viking ne pourra jamais l’aimer. Alors, ce n’est pas pour l’aider qu’elle va le suivre dans le marais maudit. C’est pour elle-même. Pour se sentir encore vivante, pour être protégée par son chevalier, pour s’accrocher à son bras, pour goûter sa présence. En s’isolant ainsi auprès de lui, elle expérimente avec délice les saveurs de la vie d’aventure dont elle a tant rêvé. Elle a vécu pendant un an auprès d’un homme qui n’était qu’une ombre sans âme. Mais ce voyage lui offre l’homme de ses rêves.
Il est beau, il est fort, il la protège. La chaleur de son dos, sur le radeau porté par le courant. La force de son bras, lorsqu’il l’entraîne sur le chemin d’Asgard. La douceur de son baiser, lorsqu’il lui offre une étreinte dans le labyrinthe de pierre. La jeune fille savoure enfin les bribes de ce qu’elle a tant désiré.
Mais Thorgal n’est pas là pour elle. Il ne vit que pour Aaricia. Lorsque Shaniah comprend que le prix, pour sauver Aaricia, était la mort du tireur qui avait lancé la flèche, elle réalise que sortir du royaume des ombres, et voir Thorgal rejoindre son épouse, serait une épreuve bien plus terrible que toutes celles qu’elle a pu traverser. Elle l’aime, mais il ne l’aimera jamais comme elle l’aurait souhaité.
La mort vient comme une délivrance, l’oubli lui rend sa liberté. Thorgal va continuer sa route sans elle, dans un monde qui ne sait déjà plus qu’un jour, une petite brunette au visage marqué de taches de rousseur a vu arriver dans son village un beau guerrier venu du nord, et qu’elle lui a souri.
A suivre dans « La chute de Brek Zarith ».