Au-delà des ombres
Brisé par la disparition d’Aaricia, Thorgal n’est plus qu’une ombre survivant grâce à Shaniah, qui a choisi de lier son destin à celui de l’homme qu’elle aime. Deux étrangers proposent au couple de vagabonds un incroyable marché : pour redevenir l’homme qu’il était, Thorgal devra vaincre la mort elle-même.
Le grand jeu
Aiguillé par Jean Van Hamme, Grzegorz Rosinski a créé un lieu terrifiant, un infini sombre zébré de lignes claires, dans lequel un être totalement flippant accueille Thorgal et Shaniah. Les fils vitaux de l’humanité y sont rompus par des entités aveugles qui prennent des vies au hasard de leurs déplacements, sous la direction de leur maîtresse omnipotente. Allégorie du destin, le séjour des ombres est conçu si magistralement qu’il en devient crédible, possible.
Plus détaillé et plus fin que dans les épisodes précédents, le dessin de Rosinski continue d’évoluer, d’album en album, notamment au gré des changements de matériel et de l’exploration de nouvelles techniques.
L’incroyable défi, pour ces planches, a été d’imaginer un endroit totalement noir, froid, infini, qui devait pourtant grouiller d’une vie telle qu’on ne l’imagine pas. Et qui devait être parcouru par d’incroyables personnages. Le lieu est sombre, mais Rosinski l’a défini avec soin, en le structurant avec des pointillés qui lui donnent un aspect nébuleux. Cet encrage soigné est renforcé par la mise en couleurs, qui place un aplat très sombre dans les zones blanches du papier. Il y a ainsi une certaine différence d’ambiance entre la planche en noir et blanc et la planche colorisée.
Sur cette trame de fond, les fils de vie ont été tracés avec tout autant de soin. On remarque qu’ils sont d’épaisseurs diverses, ce qui donne de la profondeur à la scène, et qu’ils sont représentés avec un trait blanc sur le fond noir, un trait noir sur le fond blanc. En regardant plus attentivement, on voit que de nombreux fils sont en fait représentés par deux traits, un clair sur le dessus et un sombre en dessous. Le trait est souvent griffé, incomplet, selon la pression appliquée par le dessinateur.
Comme on le voit sur l’image ci-dessus, agrandie ci-dessous, la mise en couleurs — qui semble simple au premier coup d’œil, avec ces grands aplats — a été réalisée avec tout autant de minutie, et certains traits de la zone claire reçoivent une ligne blanche supplémentaire à cette étape. L’addition de toutes ces lignes donne aux fils des reflets qui les rendent bien plus vivants que s’ils étaient monochromes.
Ombre parmi les ombres, la créature qui accueille Shaniah et Thorgal participe pleinement à l’ambiance. Elle est joueuse, bavarde, cynique, terrifiante. Elle est certainement l’un des personnage les plus marquants de la série, alors qu’elle n’apparaît que dans cinq planches.
Physiquement, elle est représentée avec des yeux tout aussi blancs que ses longs cheveux, qui contrastent avec sa robe sombre dont les replis semblent ramper sur la surface du cube noir. Ces plis très détaillés sont représentés avec soin. La structure et la texture organiques de la robe permettent à la créature de ressortir nettement alors que sa robe sombre s’étale dans un univers minéral, sur un sol et contre un ciel tout aussi sombres.
L’Ombre semble vivre à la surface d’un cube qui flotte dans l’éther. Ce cube est l’élément le plus noir de la scène, profondément sombre, massif. Il a néanmoins été dessiné avec des surfaces et des arêtes réfléchissantes qui permettent au dessinateur de jouer à nouveau avec la lumière. Selon l’orientation du cube, certaines faces vont ainsi afficher des reflets qui lui donnent sa propre lumière, sa propre structure. Dans certaines cases, le reflet est total et la face devient presque uniformément blanche. Bien pratique pour y déposer des personnages et pour donner l’impression au lecteur que le cube se déplace pesamment, comme animé d’une vie propre.
Magie du dessin, l’addition de tous ces noirs et de ces quelques blancs permet à l’album de proposer l’une des plus belles ambiances de la série, renforcée bien sûr par la force du récit, stressant et inimaginablement cruel.
Au-delà des ombres
La couverture de l’album « Au-delà des ombres » est sûrement l’une des plus fascinantes de la série. Elle est régulièrement plébiscitée par les lecteurs. En septembre 2017, une consultation menée sur Thorgal.com auprès des internautes a d’ailleurs permis de placer cette couverture en tête des œuvres préférées des visiteurs, 33% des votants ayant placé cette image parmi leurs quatre couvertures préférées.
Voici la toile originelle réalisée par Grzegorz Rosinski en 1983.
Vue et revue, cette image reprend deux scènes de l’album pour les lier en une seule. Thorgal s’engage dans le marais maudit, résolu, à nouveau vivant. Le visage d’Aaricia l’accompagne dans sa quête, le beau visage endormi de son épouse, qu’il croyait morte.
Même si les deux amants ne sont pas réunis physiquement, la scène est très symbolique et résume peut-être l’esprit général de la série Thorgal, bien au-delà de ce cinquième album. Leur amour, à la fois assouvi et sans cesse contrarié, peut certainement être représenté par cette belle image.
Très inspiré par cet album, Rosinski a exploré différentes possibilités d’illustration, notamment pour la couverture et pour différents ex-libris. Voici par exemple une esquisse extraite des archives du dessinateur, avec un Thorgal qui progresse avec vigueur dans le marais maudit.
On retrouve ce projet ou ce thème de façon plus aboutie en couverture du tirage de luxe de l’album (voir onglet luxe, à venir prochainement) mais aussi sur différents ex-libris — dont celui-ci, datant de 1999 — et sur le poster central d’une revue Tintin.
En continuant à explorer le sujet, on découvre des toiles magnifiques, qui auraient pu elles aussi être en couverture de l’album. Voici notamment une effrayante relecture de la rencontre entre Thorgal et la maîtresse des ombres, vue notamment en couverture de l’hebdomadaire Tintin en septembre 1982.
C’est tout ? Oh que non ! On peut également retrouver quelques traces de l’affrontement entre Thorgal et le serpent géant. Tout d’abord dans une publicité, toujours au sein de Tintin, et également sur un ex-libris où Thorgal change de vêtement pour passer au noir.
Pour comprendre les raisons de ce changement de vêtements, il faut fouiller à nouveau dans Tintin et retrouver ce poster en noir et blanc, pour lequel le dessinateur a habillé Thorgal de noir pour plus de contraste.
Si on retourne farfouiller dans les archives personnelles du dessinateur, on retrouve dans ses classeurs quelques traces de recherches qui montrent qu’il a voulu explorer diverses mises en scène, et que le travail de création amène le crayon à réfléchir directement sur le papier. Voici quelques traces privées des échanges entre la tête et la main du créateur.
Shaniah
Personnage maudit de la série, Shaniah apparaît également dans différents travaux de Rosinski, dont certains extrêmement aboutis. On peut tout d’abord citer ce projet de couverture qui plaçait Thorgal et sa protégée — ou Shaniah et son protégé ? — dans le royaume des ombres, là où les âmes volettent dans les méandres monochromes de la terre.
Cette première esquisse a abouti à la réalisation d’une superbe toile, dans le même esprit mais qui replace Thorgal et Shaniah dans le marais. Elle servit de couverture à Tintin en juillet 1982 et pour un recueil regroupant les revues parues de juin à août de la même année.
Thorgal et Shaniah y sont magnifiques, lui avec toute la panoplie du guerrier, elle avec cette robe minimaliste totalement improbable en ces lieux. On peut noter que l’eau et les arbres sont essentiellement esquissés en touches assez épaisses qui placent lumière et ombre sans s’attarder sur le détail, tandis que Thorgal, Shaniah et le serpent sont superbement détaillés.
Aboutissement de cette longue galerie d’images, celle qui vous est proposée ci-dessous est peut-être la plus surprenante. Pas pour sa composition ou son thème, puisqu’on retrouve les idées présentes dans d’autres productions de cet atelier. Mais cette belle toile a la particularité d’être la seconde couverture officielle de l’album « Au-delà des ombres », ou plutôt de « Jenseits der schatten », l’édition allemande proposée par l’éditeur Splitter.
Sur cette toile réalisée en 1988, le noir et blanc du décor se teinte de nuances de gris. Les papillons y sont lumineux et Shaniah, sous leur charme, semble déjà être accueillie au sein de leur triste fratrie, alors que Thorgal paraît nettement plus inquiet.
Découpage
Prépublié dans la revue Tintin de juillet à novembre 1982, l’album — qui fut nommé par Van Hamme, dans un premier temps, « La traversée des ombres », avant de trouver son titre définitif —a été conçu avec une double intention, celle d’en faire une histoire potentiellement imprimable sous forme d’album, et celle de répondre au mieux au format de prépublication mensuelle dans la revue.
Jean Van Hamme a joué le jeu avec attention, en faisant en sorte de découper son histoire en plusieurs chapitres parfaitement identifiables. Dans cet album, le découpage rythme l’aventure, chaque partie se déroulant en un lieu différent, chaque chapitre ayant sa propre histoire à raconter. La plupart de ces chapitres peuvent ainsi être lus indépendamment avec un certain plaisir, même pour un lecteur occasionnel de la revue qui n’aurait pas lu celle du mois précédent.
Les 8 premières planches narrent la rencontre entre Wargan, un mystérieux vieillard, et deux vagabonds. Dans une ville boueuse, on comprend que Thorgal détient la clé d’un grand pouvoir. Un indice permet de repérer la fin du chapitre. Les signatures des deux auteurs sont indiquées au bas de la huitième planche.
Changement d’ambiance et de garde-robe pour le chapitre suivant, le plus bavard, celui où Wargan et Galathorn expliquent et racontent, celui où Thorgal comprend et se réveille, dans le cercle de pierre.
La troisième séquence prend place en un nouveau lieu, le marais maudit. Commencé de façon traditionnelle, le voyage devient rapidement étrange. Voyage dans le temps, dans l’espace, dans l’esprit ? Il se termine par une chute flippante au cœur d’un tourbillon.
Le réveil des deux voyageurs a lieu dans un jardin magnifique, qui se révèle être au sein du domaine des dieux. Ce quatrième chapitre se termine par l’anéantissement du jardin illusoire, et par une nouvelle chute qui semble mener à une gigantesque toile d’araignée. Pas de signature des auteurs, oubliée ici.
Nouveau réveil en un nouveau lieu pour le chapitre 5, le domaine de la maîtresse des ombres, qui attend les voyageurs pour les soumettre à une épreuve. Au chapitre 6, l’épreuve psychologique est passée, mais le voyage se poursuit dans le labyrinthe totalement désaturé où ils croisent à nouveau la Gardienne des clés. Les deux dernières planches brisent la règle de l’unité de lieu en ramenant Thorgal au cercle de pierres. Il était temps, car l’album est bouclé.
En noir, en blanc
Les différentes images en noir et blanc exposées en divers endroits de cet atelier montrent que Thorgal peut se lire sans ses couleurs. L’album « Au-delà des ombres » explore ce concept, au cours de quelques pages très singulières. Pendant leur séjour au sein du royaume des ombres, là où les papillons blancs se dirigent en silence vers leur ultime destinée, Thorgal, Shaniah et la Gardienne des clés se retrouvent en un lieu expurgé de toute couleur.
Lumineux malgré l’absence apparente de sources de lumière, ce lieu étonnant a été représenté uniquement en noir et blanc. Seuls éléments colorés, les visiteurs y deviennent des intrus, des aberrations. Grâce à ce stratagème, on se retrouve dans une situation inédite qui combine couleurs et noir et blanc, tout au long d’un des chapitres de l’histoire.
A sa façon, l’endroit devient lui aussi un lieu de néant, comme l’était l’infini sombre du chapitre précédent. Un néant labyrinthique qui absorbe les âmes.
Juste avant de disparaître, Shaniah perd peu à peu ses couleurs, comme pour se fondre dans l’image. L’histoire est cruelle, mais elle suit une logique, à la fois spirituelle et graphique.
Le lecteur va encore tourner deux pages. Il va fermer l’album, le reposer. Et il ne l’oubliera jamais.