Au-delà des ombres
Brisé par la disparition d’Aaricia, Thorgal n’est plus qu’une ombre survivant grâce à Shaniah, qui a choisi de lier son destin à celui de l’homme qu’elle aime. Deux étrangers proposent au couple de vagabonds un incroyable marché : pour redevenir l’homme qu’il était, Thorgal devra vaincre la mort elle-même.
En 1983, voir une bande dessinée paraître sous forme d’album était bien sûr déjà une superbe consécration. Mais il faut se rappeler que pendant des décennies, c’était dans les revues spécialisées — Spirou, Tintin, Vaillant, Pilote… — que la plupart des séries avaient fait leurs armes, et la publication en album n’allait pas de soi. La bascule entre ces deux supports s’est opérée au cours des années 80 dans l’univers du franco-belge. Les revues ont décliné, au profit d’un format album plébiscité, qui a profondément changé l’approche du lecteur-consommateur-collectionneur.
A partir des années 80, le lecteur ne se contente plus d’attendre chaque semaine de retrouver dans sa boîte aux lettres une sélection d’histoires choisies par des comités de rédaction. Il veut avoir la main, il veut décider, concevoir sa propre bibliothèque. L’album devient la pierre angulaire de l’industrie de la BD.
Dans les années 90 puis au 21ème siècle, la tendance devient une norme, avec des albums de plus en plus beaux, luxueux, avec des standards de plus en plus élevés, un marché extrêmement concurrentiel, des prix à la hausse. Cela devient une spécificité du marché franco-belge qui se démarque notablement des autres grands courants de BD comme le manga et les comics. En parallèle du marché classique, un second courant se développe d’ailleurs autour de petits tirages extrêmement luxueux, faisant exploser toutes les normes. Le papier, le format, l’impression, la rareté et la diffusion de ces ouvrages n’ont rien à voir avec ce qu’on retrouve traditionnellement en librairie. On ne lit pas ces albums. On les range dans du papier-bulle, à l’abri de tout ce qui pourrait altérer les caractéristiques qui en font des objets à part valant parfois plusieurs centaines d’euros. Les albums luxe forment désormais un marché parallèle incontournable de la BD franco-belge.
Mais revenons à 1983. A l’époque, faire paraître une édition luxueuse à partir d’histoires diffusées dans des revues pour quelques francs, cela relève du pari, et donc forcément de la passion. Voici donc un album qui vous parle de passion. Ça tombe bien, c’est pour cela que nous nous sommes rejoints ici !
L’édition Jonas
A la fin des années 70 puis au début des années 80, les éditions Phigi/Jonas furent l’un des acteurs intéressants de cette offre d’albums au format particulier. Les tomes réalisés étaient en grand format, sous une couverture souple très épurée, avec des planches en noir et blanc imprimées sur un papier assez rigide qui donnait le sentiment de feuilleter des planches originales qu’on aurait réunies dans un recueil.
On put trouver ainsi de beaux albums réalisés par des grands noms, qui ont toujours autant de sens et d’attrait de nos jours.
La librairie Jonas se trouvait alors place Fernand Cocq à Bruxelles, un joli endroit de la capitale belge, entièrement rénové ces dernières années. Elle faisait partie de ces petites structures, librairies ou associations, qui aujourd’hui encore se lancent régulièrement dans ce type de projet soutenus par des fans. C’est pourquoi l’album que nous allons voir est le plus souvent désigné sous le nom de « édition Jonas ». L’exemplaire présenté ici est en parfait état, proche du neuf, malgré ses 40 ans.
On le regarde ensemble ?
Commençons par l’essentiel : l’album est immense, 40 cm par 30. Comme toujours chez Jonas, la couverture est très épurée. Le nom du dessinateur est mis en avant de façon spectaculaire, par une signature grand format, le scénariste étant seulement cité dans un coin, sous un titre tout aussi discret. Le parti pris est donc ici de mettre en valeur le travail du dessinateur, on voit dès la couverture qu’il va s’agir d’un artbook réunissant des planches — qui, mises bout à bout, nous proposent quand même une sacrée belle histoire :-).
Un cadre aux bord arrondis, dont on aurait pu se passer, entoure une superbe illustration inédite.
L’image est une variation intéressante de celle de la couverture officielle. L’air résolu, Thorgal avance dans le marais sans nom, l’épée à la main. Une fleur à la beauté attirante orne le bas du dessin.
En quatrième de couverture, rien à signaler, si ce n’est une liste d’ouvrages réalisés selon les mêmes critères d’exigence et de sobriété. Pas facile de prendre un grand aplat blanc en photo .
On ouvre ! Avec délicatesse, pour ce glorieux ancien. Et ça commence fort avec une reprise en noir et blanc de l’image de couverture. Superbe !
On découvre également que l’album est limité à 870 exemplaires numérotés et signés, ce qui est déjà beaucoup pour ce type de tirage. La numérotation est indiquée à l’aide d’un tampon dateur, et la signature permet de se dire que le maître a tenu l’ouvrage — ou la feuille — entre ses mains pendant quelques instants. C’est aussi ce qui lui donne sa valeur.
A l’époque, quand on veut s’inscrire à une liste de diffusion, on envoie une lettre !
Vous allez le voir, nous avons ici un ouvrage très « brut », façonné sobrement. Ce qu’il nous offre, c’est le dessin, pas les fioritures. Il n’y a pas de fausses promesses ici : la planche remplit la page pratiquement d’un bord à l’autre, la minuscule marge n’étant là que pour avoir quelques millimètres pour placer — précautionneusement — le bout du doigt du lecteur.
On vous a dit que l’album est vraiment très grand ?
L’encrage de Rosinski est mis en valeur à l’extrême. C’est un album qui se parcourt avec lenteur et délicatesse, comme un vieil ami qui révélerait de nouveaux secrets.
Dernière planche, l’énième relecture de ce fabuleux album est terminée, mais le plaisir ne s’arrête pas là. Comme il se doit dans ce type de raretés, des pages viennent compléter l’expérience. On y trouve par exemple cet autoportrait du dessinateur, qui n’avait pas encore sa fameuse barbe. Rosinski extirpait de son crâne les personnages des premiers tomes de la série. En avril 1983, ce dessin avait été publié dans le fanzine néerlandais Striprofiel.
La suite est plus intrigante, puisqu’elle permet d’entamer un voyage vers l’est, ou plutôt vers l’activité principale du dessinateur avant qu’il ne rejoigne la Belgique puis la Suisse. En Pologne, même s’il rêvait de bande dessinée, Rosinski était essentiellement illustrateur pour des travaux de toutes sortes. Ainsi, de 1968 à 1970, il a illustré une série de quatorze romans se passant pendant la Seconde guerre mondiale. Ces images, mêlant la propagande d’état à de douloureux souvenirs d’enfance, furent réalisées en un temps record par le jeune artiste.
Les pages suivantes proposent différents travaux de l’époque polonaise, extraits de récits de voyages — « Le pays sous l’arc-en-ciel » édité en 1974 — et d’un livre d’aventures historiques se déroulant en Mésopotamie — « Ursa au pays d’Urartu » édité en 1976. Le style y est très différent, entre un encrage épais jouant sur les contrastes pour le premier, et un encrage minutieux et multi-formes pour le second.
La dernière page de l’album détonne un peu, puisqu’on y retrouve un croquis préparatoire pour une toute autre période de la série Thorgal. Voici la première version de Kriss de Valnor ! On reconnaît déjà son style et sa fougue. La coiffure et la garde-robe prendront un autre chemin.
Refermons cette petite page d’histoire de la série… « Au-delà des ombres » est l’un des albums plébiscités par les lecteurs, à juste raison. Si vous êtes à la recherche de cette étonnante édition Jonas, sachez que la trouver en parfait état n’est pas si simple, et qu’elle est bien évidemment relativement chère. Mais si vous tombez sur la perle rare, vous ne le regretterez pas !
L’édition allemande
Pour terminer, voici quelques nouvelles images de l’édition allemande de l’album, avec cette couverture qui lui donne un goût de collector pour le lecteur francophone. Pour en savoir plus sur cette belle édition, vous pouvez retrouver de nombreuses photographies et informations complémentaires dans la section « Collection » de Thorgal.com, onglet « Monde », ou en suivant simplement ce lien vers l’édition allemande ICI.