Géants
Devenu riche et puissant, Shaïgan se morfond entre les murs de sa forteresse, avec la conviction que sa vie est ailleurs. Jusqu’à ce qu’un prisonnier fasse resurgir le passé en lui parlant d’un homme qu’il a bien connu, un homme qui s’appelait Thorgal !
Si nous prenions quelques instants pour explorer avec lenteur et application quelques images issues de ce bel album ?
La fin des temps
Le Ragna Rokkr, bataille mythique, marque à la fois le crépuscule des dieux et, peut-être, l’avènement des peuples humains et de nouveaux dieux moins tangibles. D’après ce qu’en dit Frigg, l’histoire des mondes est liée à cet évènement terrible et fondateur.
Dans son parcours, Thorgal ne fait qu’effleurer ces récits, sûrement sans vraiment les comprendre. Cela n’a pas d’importance puisqu’on lui imposera d’oublier tout ce qu’il a vécu dans l’album. La scène n’en reste pas moins spectaculaire et présente une mêlée impressionnante et dévastatrice.
Il est intéressant de retirer provisoirement les couleurs de l’image pour la présenter dans son état initial, telle que Grzegorz Rosinski la vit apparaître sous le trait précis de sa plume et de son pinceau.
On voit d’ailleurs que les deux outils ont eu leur préférence : la plume, délicate et pointue, fabrique l’essentiel de ce qui se passe en haut à droite. Malgré leur folle mêlée, les dieux asgardiens sont lumineux et légers, éclairés par un ciel qui semble s’être ouvert pour les mener au champ de bataille.
En face, c’est le pinceau qui s’empare de la horde de géants. Sombre, épais, le groupe s’entasse comme s’il émergeait du sol, avec plus de pesanteur. Les deux camps sont aussi brutaux et agressifs l’un que l’autre mais l’image construit deux stéréotypes que le reste de l’album continuera à employer, la finesse de dieux aériens et éthérés s’opposant à la lourdeur et à l’épaisseur des géants.
Cette image en noir et blanc oppose donc à la fois deux mondes et deux visions du monde. Parmi leurs attributs, la place de l’animalité est intéressante à observer. Bien que variable d’un individu à l’autre, l’anthropomorphisme des géants se lit sur les faces et les corps, tout autant faits de peau que de poils ou d’écailles. Les gueules sont larges, les dents pointues. L’homme et l’animal sont indivisibles. Cette bestialité renforce le sentiment de sauvagerie qu’ils dégagent.
A l’inverse, du côté des dieux, l’homme et la bête sont des individus distincts. Les animaux ont été domestiqués ou inféodés. Ils tirent des chars, portent des combattants ou suivent leurs maîtres. Chez les dieux, le seul attribut inhabituel semble lié à leur origine céleste : quelques-uns sont dotés d’ailes, insectoïdes ou aviaires.
La scène choisie par les auteurs nous montre l’instant précis où les deux groupes de fous furieux se percutent, ou plutôt la seconde qui précède cet instant. A part l’échange de quelques flèches, le contact n’a pas encore eu lieu. Il est imminent !
L’image est coupée en deux par une diagonale qui la partage en deux parties au poids équivalent. La coupure est si nette que les combattants ne dépassent guère une ligne invisible tracée entre les deux armées. Quelques griffes et quelques armes, prémisses de l’impact, viennent gratter un peu de l’espace du groupe adverse. Ces éléments, entourés ci-dessous, permettent de lier les deux groupes comme le feraient des points de suture apposés sur une plaie. En cela, l’image nous présente ce Ragna Rokkr comme une cicatrice couturée, qui viendrait tenter de réunir les deux mondes — et qui va plutôt les broyer.
On passe à la couleur ? En la privant du trait, elle devient plus facile à décrypter. Elle est l’œuvre de la coloriste Graza.
On voit que, globalement, les deux groupes de combattants ont essentiellement été peints dans des couleurs froides (bleu, gris, violet) et que l’espace qui les sépare reçoit des teintes chaudes (rouge, orange, jaune). La furie va ainsi naître de l’affrontement entre les deux groupes.
En isolant les éléments, on découvre des choix qui impactent la perception que l’on a de ces deux groupes. L’histoire étant racontée par Frigg, il est logique qu’elle soit largement orientée vers une vision des choses qui valorise sa faction.
Ainsi, les géants se retrouvent à nouveau assombris, leurs armes et leurs bras noirs émergeant d’une lumière qui évoque le feu, la brûlure. En face, les dieux semblent plutôt combattre les flammes en s’y jetant. Éclairés par le bras d’Odin portant la foudre, leurs armes et armures scintillent et apportent la lumière des cieux.
Voici donc la scène complète, profitons-en une dernière fois…
En version originale
Il est toujours intéressant de se rapprocher des planches originales, notamment parce qu’elles portent les traces du travail artisanal qui y a été effectué. Griffures, tâches, crayonnés, indications dans les marges, dessin qui déborde de la case, collage, bricolage, encrage qui laisse apparaître les coups de pinceau, etc.
Voici les cases de la huitième planche de l’album, dans leur version brute, primaire. En dehors du plaisir qu’on peut avoir à observer sans se presser le travail de l’artiste, il y a aussi une petite friandise de fan dont on peut se délecter une dernière fois : l’album « Géants » est le tout dernier à avoir bénéficié d’un lettrage manuel réalisé par Grzegorz Rosinski — qui, vous le verrez, dépose parfois dans la marge un petit pense-bête pour placer les accents sur les E.
Deux hommes, un miroir et une pomme. Bon voyage, prenez votre temps.