Je n’oublie rien !
Morte en sauvant son fils et la famille de l’homme qu’elle aime, Kriss de Valnor s’éveille aux portes du domaine des dieux. Rassemblant ses souvenirs, elle va devoir plaider sa cause devant le tribunal des Walkyries. L’enjeu ? L’éternité…
Au terme d’une vie passée à voler, tromper et tuer, Kriss de Valnor meurt dans un acte de bravoure et de bonté. Les Walkyries ne savent quel destin lui réserver : le Walhalla, paradis des guerriers, ou l’errance éternelle dans les brumes glaciales du Niflheim ? La farouche combattante doit maintenant plaider sa cause devant la déesse Freyja. Pour cela, il lui faut se souvenir de l’enfant qu’elle était, des premiers coups subis.
Kriss est de retour !
« Je n’oublie rien ! » est le premier album de la série consacrée à Kriss de Valnor, le premier également de la collection des Mondes de Thorgal, qui regroupe des albums scénarisés et dessinés par différents auteurs.
Fer de lance de cet ambitieux projet, ce premier tome revient aux origines du personnage, tout en restant ancré dans la trame générale de la série Thorgal originelle. Suivant la volonté affichée depuis quelques albums de faire des dieux scandinaves des personnages récurrents dans la série, cet album propulse l’aventurière au cœur de leur domaine. Et c’est devant leur tribunal qu’elle va devoir rendre des comptes.
Comme les tomes suivants, cette histoire est scénarisée par Yves Sente, également à l’œuvre sur les tomes 30 à 34 de la série originelle, et on y découvre un nouveau dessinateur, l’italien Giulio de Vita.
L’album a paru le 19 novembre 2010, en même temps que le 32ème tome de Thorgal, « La bataille d’Asgard ». Peu après, début décembre, l’album a été édité en tirage de luxe, sous une couverture bleue ornée du visuel qui habille le dos des albums classiques. En noir et blanc, l’édition de luxe est accompagnée de 8 pages de croquis (cliquez ci-contre pour agrandir).
Avec ses 56 pages, 8 de plus qu’un Thorgal, et ses 200 000 albums en premier tirage, ce Kriss de Valnor a de l’ambition. Il est aussi le tout premier album réalisé sans les deux auteurs historiques de la série, Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski.
De Vita, dessinateur thorgalien
Ce premier album est donc scénarisé par Yves Sente, qui s’occupe également de la série principale, le dessin étant confié à Giulio de Vita, dessinateur italien déjà connu au Lombard notamment pour ses séries « Wisher » et « James Healer ».
Wisher est l’histoire de Nigel, un jeune homme vivant de petites escroqueries en s’efforçant d’exaucer les vœux de ses clients, quels qu’ils soient. Mêlé à l’étrange suicide d’un ami artiste, Nigel découvre l’existence de créatures magiques que l’on croyait légendaires, en guerre contre un groupe d’hommes impitoyables qui les traquent et les éliminent depuis des siècles. En pénétrant dans cet univers, Nigel découvre peu à peu que les souvenirs d’une vie différente, et d’une puissance sans limite, sont cachés au creux de son âme.
James Healer a été retrouvé, bébé, près des corps de ses parents assassinés. Grandissant au sein d’une communauté d’amérindiens, Healer développe des capacités de médium qu’il met au service de la police et du FBI, pour résoudre des enquêtes non élucidées. Tout en travaillant pour la police, il essaie de trouver les réponses à ses propres questions, de comprendre ce qui est arrivé à ses parents.
Ces deux séries très différentes ont en commun une approche ésotérique du monde contemporain. Le dessin y est détaillé, moderne et dynamique.
De Vita a également réalisé, entre autres, un album du « Décalogue » pour Glénat et « Les ombres de la lagune » pour Soleil.
En plus de ses activités franco-belges, le dessinateur italien a travaillé pour Disney et Marvel, ainsi que dans la publicité et l’illustration. Il est présent sur Internet grâce à son site officiel giuliodevita.blog — ou son ancien blog giuliodevita.blogspot.com — et sa page Facebook sur lesquels il intervient régulièrement, en postant son actualité ou des travaux plus anciens.
Contrairement à beaucoup de dessinateurs, Grzegorz Rosinski n’a jamais stabilisé son dessin sur la série originelle. Chaque album de Thorgal est du coup quasi unique, avec ses approches, ses qualités et parfois ses défauts. Cela en fait une série vivante dont le dessin n’a jamais cessé d’évoluer. C’est pour cela que, pour Thorgal, de Vita a considérablement fait évoluer son dessin. Dans dBD, il expliquait :
Je pense avoir libéré mon trait. Je me suis affranchi des techniques traditionnelles de la bande dessinée dite réaliste.
Il a beaucoup échangé avec Grzegorz Rosinski, présenté ses travaux, modifié son approche. Dans Le Soir, il ajoutait :
Je dessinais les bois comme des jardins parfaitement plantés, taillés, organisés. Dans Thorgal, il faut de la forêt sauvage, retrouver l’état de nature, simplifier sa peinture.
Il est intéressant de comparer ses travaux pour voir comment il a cherché à proposer dans Thorgal un dessin équilibré, tenant compte de ses qualités propres tout en adhérant aux codes graphiques actuels de la série. On voit que le dessin de Giulio est plus nerveux, moins net que dans ses autres albums. La nature est simplifiée, les arrière-plans souvent simplement esquissés. On retrouve aussi les ombrages hachurés, l’alignement traditionnel des cases et certains codes graphiques propres à la série Thorgal, mais avec un dessin qui ne cherche pas à imiter celui de Rosinski.
Cet équilibre entre les qualités du dessinateur et les codes de la série fait la force de ce premier album, très réussi graphiquement.
© de Vita / Swolfs pour James Healer – © de Vita / Latour pour Wisher
Si le trait du dessinateur ne trahit pas la série, les couleurs ne sont pas en reste. Et pour cause, puisque cet album marque le retour sur la série de la coloriste Graza, qui a travaillé sur une dizaine d’albums (du 19ème, « La forteresse invisible », au 28ème « Kriss de Valnor ») jusqu’au choix de Grzegorz Rosinski de passer à la couleur directe. Le retour de Graza — dont le nom avait été oublié dans la première édition cet album, avant d’être ajouté par la suite — est une excellente nouvelle et participe forcément à l’intégration de ce premier tome dans la saga Thorgal.
Si vous voulez mieux connaître les auteurs de cette nouvelle série, n’hésitez pas à consulter leurs biographies sur le célèbre site Thorgal.com !
Clins d’œil et hommages
Par nécessité ou par jeu, Yves Sente et Giulio de Vita ont parsemé l’album de références et de petits clins d’œil à la série principale.
Il y a tout d’abord quelques stars invitées au casting. Arghun est la première, au cours d’une courte séquence de trois pages, très agréable même si elle n’est pas indispensable au récit. On rencontre des gens normaux dans ces quelques cases, un luxe rare dans cet album ! Et on y voit Arghun exercer son métier d’armurier, un talent indispensable à la série puisqu’il lui a permis, il y a bien longtemps, de créer pour Thorgal son arme favorite, l’arme de ses exploits, l’arc à double courbure.
Autre star du casting, très attendue évidemment, Sigwald-le-brûlé, dont l’histoire dramatique occupe la deuxième moitié de l’album. « Je n’oublie rien » est presque autant l’album de sa vie que de celle de Kriss. Sigwald est le personnage parfait pour un album de ce type car Van Hamme n’avait qu’ébauché son personnage, en le supprimant très vite, tout en lui donnant une personnalité et un physique uniques. C’était la force de Van Hamme : faire beaucoup avec peu, donner des pistes au lecteur sans forcément l’emmener au bout. Yves Sente s’est engouffré dans l’espace laissé par son prédécesseur en donnant à Sigwald un passé, un visage et un cœur. Il sera intéressant, dans le prochain album, de voir quelle influence il aura sur Kriss et d’imaginer la vie qu’aurait connue la jeune femme si son ami n’avait pas disparu si tôt…
On peut également noter de multiples clins d’œil concernant Kriss plus directement. Le premier est sa maladresse d’enfant à la fronde, elle qui deviendra une archère si habile ! On est ainsi tout de suite en terrain familier, dès la première page, cette enfant brune qui tire sur tout ce qui bouge, c’est bien Kriss ! Plus loin dans l’album, sa première scène de combat, son premier corps à corps, est un hommage sanglant à son premier combat dans la série, dans l’album « Les archers ». Une danse mortelle où la fureur et l’agilité l’emportent sur la force brute. Au cours de ce combat bref et sauvage, Kriss utilise de manière peu orthodoxe ce qui deviendra son arme favorite, la flèche.
Kriss est le serpent, sa lame est le crochet, sa rage est le venin.
Les personnages secondaires se prêtent aussi au jeu du clin d’œil, notamment au cours de l’une des scènes finales. Le jeu pervers d’Opale rappelle évidemment celui d’Héraclius dans « Le barbare », tandis que la tenue « particulière » de l’ignoble Gorgane a manifestement fortement inspiré Kriss lorsqu’elle est devenue chef d’équipe dans les mines d’argent byzantines, bien plus tard dans sa vie, dans l’album « Kriss de Valnor ».
Curieusement, l’album se démarque un peu par contre de celui qui a posé les bases de l’histoire de Kriss, « Moi, Jolan ». Ainsi, la brune Olgave devient blonde, le beau-père n’abuse — apparemment — pas de Kriss et ne meurt plus égorgé. Kriss semble manifestement décidée à revenir se venger un jour, alors que la devineresse Mahara a affirmé qu’elle n’a jamais remis les pieds dans son village. Ces détails montrent qu’Yves Sente a choisi de remanier sa propre histoire pour la mettre au service de cette nouvelle série d’albums. Pour Kriss, il s’agit bien d’un nouveau départ.
Yves Sente, au cœur du mythe
Pas évident de reprendre un personnage aussi torturé et populaire que Kriss de Valnor ! Quasi-omniprésente du 9ème au 22ème album de la série, elle a largement contribué au succès de Thorgal. Mortellement belle, dangereusement séduisante, Kriss a su capter aussi bien le lectorat féminin que le masculin. Son personnage s’est inséré dans le quotidien des Aegirsson au point de faire d’elle un membre de la famille. Elle est un monstre qu’on serre dans ses bras, en espérant qu’il ne va pas nous percer le cœur !
Cette attirance-répulsion permanente fait d’elle la candidate parfaite pour lancer les Mondes de Thorgal. On l’aime et on la déteste suffisamment pour lui pardonner son énième retour.
Construit autour de l‘enfance du personnage, l’album « Je n’oublie rien ! » nous propose l’équivalent d’un Thorgal, 47 planches, encadré d’un prologue et d’un épilogue chargés d’ancrer l’histoire dans le présent de la série. Si l’enfance de Kriss aurait pu se suffire à elle-même, notamment grâce à son potentiel dramatique très thorgalien, on sent qu’il ne s’agit pas seulement de dénouer les fils du passé mais aussi de réintégrer le personnage dans la série. Les motivations de la déesse Freyja sont difficiles à cerner. Pourquoi a-t-elle a sauvé Kriss de Valnor, alors que son rôle habituel est de collecter les âmes d’hommes valeureux morts au combat ? La sentence du procès des Walkyries semble dès lors assez jouée d’avance, et le prochain album devra équilibrer cette sentence en tenant compte de ce retour annoncé mais aussi du choix moral contestable que constituerait un blanchiment.
On voit que le jeu, et l’enjeu, n’étaient donc pas simples pour Yves Sente. Et pourtant, il nous livre certainement ici son album de Thorgal le plus abouti.
Sans mettre complètement de côté ce monde des dieux qu’il affectionne et explore depuis qu’il a repris la série, Sente revient à une histoire plus sombre, plus brutale, mêlant sang, sueur et larmes. Kriss est une battante, une dévoreuse de vie, qui a plus peur de vieillir que de mourir. Elle est aussi quelqu’un qui hait l’humain, qui ne respecte aucune vie, même pas la sienne. Et pourtant… Sa haine de Thorgal est née de l’amour qu’elle lui porte, comme si ces émotions étaient insoutenables, cette perte de contrôle de soi inacceptable. Cet amour a réveillé la rage en elle car il la tiraille entre l’envie de construire et son besoin viscéral de détruire. Et Aniel, l’enfant qui a fait d’elle une mère, une porteuse de vie, semble avoir achevé de faire remonter en elle une humanité esquissée dans l’album « Kriss de Valnor ».
Lentement bâti par Jean Van Hamme, ce personnage complexe méritait une enfance à la hauteur de ses vices et de ses errements. Une enfance qui, dans cet album, est parfaitement adaptée à ce que l’on connaît d’elle. Bien sûr, on se doutait qu’elle avait vécu des drames et on ne l’imaginait pas grandir dans un cocon confortable, mais il était justement important que cet album d’enfance s’intègre naturellement à la série et que l’histoire de Kriss puisse se lire, pourquoi pas, avant celle de « Les Archers ».
La place de la mère, le rejet de la misère, la haine de l’homme et la peur de vieillir — de devenir adulte ? — trouvent ici des origines profondes et tragiques.
A suivre dans « La sentence des Walkyries ».