Kriss de Valnor
Rattrapés dans leur fuite, Aaricia et les enfants sont condamnés aux mines d’argent. Ils se retrouvent sous les ordres d’une vieille connaissance, Kriss de Valnor ! Etrangement amicale, l’aventurière va s’allier à eux, en leur cachant son incroyable secret…
Suite de « Le barbare ».
Un héros entre fièvre et rêverie
Cet album a été longuement attendu, car près de deux ans ont passé depuis la parution du précédent. On avait laissé Thorgal, certainement mort, empoisonné par l’ignoble Héraclius. Son corps a été abandonné sur une île quasiment stérile. Sa famille est partie, esclave de l’empereur.
Bon, on ne va pas faire durer le suspense plus longtemps, Thorgal est vivant. Ou plutôt mort-vivant. Il va traverser l’album en mode survie, en équilibre sur le fil ténu qui le sépare du monde des morts. On le voit s’éteindre peu à peu, pour finir dans un coma inquiétant. On peut d’ailleurs noter qu’il ne prononce pas un seul mot dans cet album, à part un cri lorsque son bateau est emporté par les vagues. Jean Van Hamme l’avait annoncé avant la parution, pas un mot du héros… si ce n’est dans les rêves de son fils.
Ce n’est pas la première fois que Thorgal flirte avec le fil de son existence. Sans parler de la multitude de situations qui ont failli lui faire perdre la vie, Thorgal est réellement mort à plusieurs reprises.
La première fois, c’était dans l’album « L’enfant des étoiles », pendant son enfance. Le jeune Thorgal avait suivi le nain Tjahzi jusqu’aux portes du monde des nains, et la déesse Frigg lui avait offert la force et la taille de l’adulte qu’il est devenu, pour lui permettre de combattre efficacement le monstrueux Nidhogg. Mais le serpent divin avait mortellement frappé notre héros, en un dernier coup rageur.
La deuxième fois, c’était dans « La gardienne des clés », là aussi à cause de Nidhogg. Thorgal avait été abattu d’une flèche dans le dos par le perfide Volsung de Nichor. La troisième fois, dans « La couronne d’Ogotaï », Thorgal-Shaïgan fut assassiné par ses lieutenants, déçus par son attitude attentiste et désireux de lui prendre son pouvoir et son or.
Heureusement pour nous, Thorgal a le bon goût de ne pas se laisser aller — et surtout d’avoir des alliés puissants ! Ni Wolverine ni Sangoku, il ne doit ses résurrections multiples qu’à de solides soutiens extérieurs. La déesse Frigg dans son enfance, la gardienne des clés dans l’album du même nom, un envoyé du futur dans « La couronne d’Ogotaï ».
Là aussi, il aura besoin d’un peu d’aide pour s’en sortir, mais ce sera pour l’album suivant.
Derniers traits
« Kriss de Valnor » pouvait être acheté avec un portfolio contenant cinq ex-libris, que vous pouvez voir en suivant ce lien.
Après cette longue attente, Jean Van Hamme avait promis des surprises. Tout d’abord, même si ce n’est pas la première fois, il est toujours original qu’un album s’attarde davantage sur les « seconds rôles » que sur son héros — c’était déjà le cas dans « Alinoë » ou « La marque des bannis ». La fuite de Thorgal apparaît donc comme un fil rouge de l’histoire, parfaitement parallèle à celle de Kriss et Aaricia.
C’est donc bien l’histoire des deux belles qui occupe l’essentiel de la scène. Les retrouvailles entre les deux femmes sont à la hauteur de leur vécu commun. De la haine, de la provocation, des mots durs, mais aussi un lien solide, indescriptible.
Cet album donne l’impression d’un certain regain d’intérêt de la part de ses auteurs. On peut dire que Rosinski atteint ici un point d’équilibre dans son travail, entre les attentes des lecteurs et son plaisir d’artiste. Ce n’est plus, visuellement, aussi détaillé et précis que dans le passé, mais la réussite graphique est incontestable. Le dessinateur s’est notamment appuyé ici sur un encrage prononcé, au pinceau, pour jouer avec la lumière de façon convaincante. Certaines cases sont quasiment noires, de nuit ou dans la mine.
Depuis le 22ème album, « Géants », le lettrage de la série est informatique et uniforme. Plusieurs polices de caractères ont été sélectionnées à partir de l’écriture de Rosinski. Dans cet album, la série change à nouveau de lettrage avec cette fois des lettres plus petites auxquelles il faut s’habituer, surtout si on relit un autre album juste avant. Ce changement a l’avantage de réduire la taille des bulles et de laisser plus d’espace au dessin.
Globalement, le dessin est plus fin et plus précis que dans l’album précédent. Les personnages et décors d’arrière-plan sont plus détaillés. Le trait est griffé, nerveux, direct. Rosinski varie les angles de vue, s’éloigne ou se rapproche de ses personnages, n’hésitant pas à faire des gros plans sur les visages, ce qui est plutôt rare dans la série.
Mais le véritable événement, après coup, est que cet album est le dernier dessiné au trait par l’auteur polonais. Il donne donc ici ses derniers coups de crayon à la série, avant de remplacer la plume par le pinceau dans les albums suivants. Le dessinateur va se lancer dans une nouvelle aventure graphique et artistique, en passant à la couleur directe dans l’album « Le sacrifice ».
Ce choix artistique marque aussi la fin de la collaboration de la coloriste Graza, qui signe ici son dernier album de Thorgal. On la retrouvera quelques années plus tard dans la collection des Mondes de Thorgal, dans les premiers albums de Louve et Kriss de Valnor.
Jolan maître serrurier
Cet album est peut-être le dernier de la série où Jolan est considéré comme un enfant. Il semble subjugué par la personnalité de Kriss, qui se révèle presque aussi efficace que le casque d’Ogotaï pour porter les pouvoirs mentaux du gamin à leur maximum ! Qu’elle use de son charme ou de sa froide résolution, la belle Kriss parvient sans trop de peine à imposer sa présence au sein de la famille qui devrait la haïr le plus au monde.
Dans leur lutte pour la liberté, Jolan et ses compagnons franchissent des portes que le jeune garçon ouvre ou ferme avec ses pouvoirs d’atlante. La porte de la mine leur ouvre le chemin de l’Empire, la porte de la falaise de Ravinum referme la parenthèse romaine. Et si Jolan est le serrurier qui ouvre ou ferme ces portes, Kriss en est la gardienne, à tel point qu’elle ne semble avoir été placée sur leur route que pour les guider vers la sortie. On pense un peu à Shaniah, qui elle aussi ouvrit et referma la porte en tirant son ultime flèche, il y a une éternité, dans « Au-delà des ombres ».
Étourdie par la maestria de son ennemie intime, et par l’intensité de la lutte pour leur survie, Aaricia tombe elle aussi dans les filets de Kriss. Elle se débat, elle lutte un peu, mais elle s’y perd, comme les autres.
La part des rêves
Appel au secours du père ? Aide des dieux ? Développement nouveau des capacités de Jolan ? Les rêves servent de lien entre le père et le fils, entre les deux histoires qui se croisent dans l’album.
Autre clé de l’histoire, menant à une autre porte, la licorne a une signification forte. Elle donne au rêve de Jolan une dimension prémonitoire. Le garçon ne fait pas que rêver de son père, il perçoit une bribe de futur et sent qu’il peut, ainsi, retrouver Thorgal.
Au Moyen Age, la licorne était souvent considérée comme un animal réel. A cause d’une erreur de traduction de l’hébreu, elle était d’ailleurs mentionnée dans la Bible. Son existence est confirmée par les manuels de zoologie jusqu’au XVIIIème siècle. On lui donnait des capacités thérapeutiques, notamment grâce à sa corne qui pouvait, paraît-il, guérir les empoisonnements. Ces capacités magiques justifient aussi sa présence dans l’histoire : elle symbolise ainsi la guérison de Thorgal, sa lutte contre le poison d’Héraclius.
Deux représentations de la licorne sont présentes dans l’album. Dans l’esprit de Jolan, elle apparaît idéalisée, magnifique cheval blanc à la longue corne torsadée. C’est la représentation populaire classique de la licorne. Sur le fronton de l’hospice de Ravinum, la licorne est représentée à la mode antique — plus chevreau que cheval, longue corne frontale, barbiche de chèvre et queue de lion. Il s’agit donc d’un animal composite, comme le griffon, le centaure ou le sphinx.
Cette licorne étonnante, ce lien invisible entre Thorgal et son fils, voilà certainement la plus belle idée de l’album. Esotérique, elle est aussi pratique. Elle lie les deux histoires et rythme la lecture en calquant ses apparitions sur l’alternance des jours et des nuits. Elle évite également des retrouvailles fortuites. La coïncidence n’est plus troublante, elle devient magique, poétique.
Noir c’est noir
Enfin, bien sûr, on ne peut parler de cet album sans évoquer le retour marquant et attendu de Kriss de Valnor. Cet album est le sien. Il a son nom, sa couleur — le noir ! —, sa fougue… La couverture donne le ton, avec une Kriss déguisée en maîtresse sado-maso, un vêtement qui la couvre et la dénude à moitié, mettant son corps à la fois dans l’ombre et la lumière. Tout à fait elle.
La belle Kriss a changé. Elle a mûri. Elle est femme, elle a porté un enfant. Pour la première fois, elle ne vit plus seulement pour elle-même. Elle fait des concessions et cherche davantage à se préserver et à aider ceux qui l’entourent. Les gestes et les mots qu’elle a pour son fils sont doux et tendres.
Elle reste une provocatrice quand même ! La scène de saphisme avec Aaricia, surprenante et presque gratuite, entre dans la légende du personnage. Est-ce de la provocation pure ? Une réelle bisexualité ? Un moyen comme un autre de chercher à dominer son ex-rivale ? En tout cas, chacun dans leur spécialité, Rosinski et Van Hamme se sont bien fait plaisir.
L’histoire se termine par la disparition de la belle guerrière. Le titre de l’album laissait peu planer le doute, il lui fallait un destin à la hauteur de l’honneur que lui offre la couverture. Elle disparaît… mais est-elle morte ? Thorgal a survécu au poison, aux blessures, à un assassinat même. Le cri final de Kriss ressemble plus à un hurlement de défi qu’à un cri d’agonie, son corps disparaît dans les éboulements. Alors, bien sûr, elle ne reviendra certainement pas. Mais le scénariste s’est donné les moyens de la faire revenir. Et de nous laisser douter !
A suivre dans « Le sacrifice ».