L’ermite de Skellingar
Thorgal a enfin retrouvé sa famille, mais son passé troublé revient le hanter. Alors que des cauchemars agitent ses nuits, un ennemi implacable et inattendu tente de s’en prendre à lui. Qu’il le veuille ou non, Thorgal va devoir payer le prix de ses fautes.
Tout juste un an après l’album précédent, Thorgal revient déjà dans de nouvelles aventures. Le Viking errant a retrouvé sa famille, le village de son enfance, et peut-être un certain équilibre dans son couple et dans sa vie. Il a par contre perdu son dessinateur, son créateur, Grzegorz Rosinski, qui a choisi de prendre du recul et de confier son personnage à de nouvelles mains.
C’est l’événement principal, celui qui a peut-être engendré tant d’attente et de questions autour de ce nouveau tome. Rosinski est parti, tout comme Jean Van Hamme l’avait fait un peu plus de 10 ans auparavant. Orphelin de ses créateurs originels, Thorgal se réinvente et accueille une nouvelle équipe d’auteurs autour de lui. Pour cet album comme pour les suivants, les aventures de notre héros sont dessinées par Fred Vignaux et mises en couleurs par Gaétan Georges, sur un scénario de Yann. Trois Français, qui travaillent désormais en équipe pour amener Thorgal et ses compagnons sur de nouveaux chemins.
Yann est déjà auteur de nombreux tomes des Mondes de Thorgal, que ce soit pour la série Louve ou pour La jeunesse de Thorgal. Il a aussi écrit le tome 36 de Thorgal, « Aniel ».
Fred Vignaux a dessiné les deux derniers albums de l’autre série des Mondes de Thorgal, Kriss de Valnor, « La montagne du temps » et « Le maître de justice ». Il s’agit donc déjà de son troisième album au sein de la collection.
Gaétan Georges a accompagné Vignaux depuis le début, puisqu’il a mis en couleurs les albums de Kriss dessinés par son compère.
Avec ces nouveaux créateurs, Thorgal revient dans cet album avec une aventure à échelle humaine et une histoire complète. Et si Grzegorz vous manque, n’oubliez pas qu’il offre à ses fans un fabuleux cadeau, la couverture de « L’ermite de Skellingar ». On en reparle bientôt dans un atelier des auteurs…
Tournons maintenant les pages de l’album, pour y piocher les images et ambiances qui le composent, l’animent, le façonnent.
L’album s’ouvre sur une image magnifique, que le nouveau dessinateur a dû particulièrement soigner. Bien sûr, il s’agit du village des Vikings du nord. On nous avait déjà fait le coup, Thorgal y a passé quelques années et quelques albums. Mais l’image est belle, elle caresse l’œil en lui offrant de belles promesses. Elle est aussi efficace en terme de narration. On sait le lieu, on imagine la saison. On découvre les premiers acteurs, un navire imposant mais délabré, une fillette, des gens vêtus de bleu.
La mise en couleurs complète admirablement le tracé, en structurant les espaces et en plaquant des textures, des ombres, des lumières. Vous pouvez également observer quelques instants la forêt, tout juste esquissée et pourtant parfaitement lisible et crédible.
Première apparition de Thorgal et Jolan dans l’album.
Au travail dans leur bateau, les deux hommes s’affairent après leur partie de pêche. Ces gestes ancrent la scène dans le quotidien des personnages, mais le regard du lecteur, tout comme celui de Jolan, se tourne vers celle et ceux qui vont bientôt lancer l’aventure. Seul Thorgal semble se désintéresser de l’affaire. Il faut dire qu’il n’a pas tort, un peu de vie quotidienne équilibrée ne fait de mal à personne. Et Aaricia attend le poisson.
Le rêve et sa variante cauchemardesque ont une place particulière dans l’album. L’inconscient de Thorgal est exploré par le lecteur, qui s’aventure avec le héros dans les contrées du doute, du regret, de l’envie et de l’auto-flagellation. Thorgal n’est pas un bavard, alors l’image exprime ce qu’il ressent, ce qui bouleverse ses pensées et nuit à ses nuits.
Le premier rêve — il y en a plusieurs — mis en images dans l’album mène Thorgal dans une grotte profonde et sombre. Un parcours dangereux et angoissant, matérialisé sous la forme d’un monde minéral aux contours acérés. Les concrétions calcaires ressemblent à des poignards. La lumière et les couleurs participent à l’ambiance.
Le découpage de l’album respecte les codes classiques de la série. Il prouve aussi que ces codes, moins complexes que ceux que l’on retrouve dans de nombreuses BD modernes, permettent quand même de construire des pages dynamiques et une lecture efficace, tout en conservant la fluidité et la simplicité de lecture que l’on connaît.
Dans cette scène éclatée sur deux images, le rythme et le déroulement du combat sont parfaitement transcrits. Thorgal est un combattant d’exception, mais il va devoir encore une fois retourner… dans une cage.
Une autre image double qui suit le même format.
Ici, pas de combat surhumain, mais une tout autre forme d’échanges entre humains. Le dessinateur parvient à faire passer tout un panel d’émotions. Pas besoin de connaître ou comprendre l’histoire : ces deux images présentent efficacement les caractères des invités et les sentiments qu’ils ressentent. Les deux personnages que rencontre Thorgal vont marquer l’album et se faire une place d’honneur dans la série.
Fred Vignaux souhaite être efficace, mais il a aussi et surtout envie de réaliser de belles images. Chaque planche propose ainsi une ou deux images un peu plus fortes que les autres, un peu plus marquantes.
Ainsi, quand un drakkar viking approche d’une île mystérieuse noyée dans la brume, il est parfois bon d’éloigner un peu la caméra et de perdre de vue, pendant quelques instants, le bateau du héros, pour profiter de la vue et de l’ambiance de fin du monde.
Thorgal rencontre de nouveaux compagnons et part au combat avec l’appui d’une troupe nombreuse. Mais au final, comme toujours, c’est en solitaire qu’il se retrouve à affronter les dangers de l’île de Skellingar.
La scène de l’escalade, que l’on retrouve sur la couverture de Grzegorz Rosinski, est une belle occasion d’assister à nouveau à l’un de ces actes téméraires dont Thorgal est coutumier. La caméra joue là aussi avec les distances pour donner du rythme à l’action. Quatre images, quatre formats différents pour le héros.
Il est aussi intéressant d’observer la façon dont les oiseaux sont réalisés. La première case nous montre un Thorgal qui s’inquiète surtout pour une chute éventuelle ; quelques oiseaux volètent autour de lui. La deuxième image lance l’assaut ; l’adversaire est identifié et filmé de près, Thorgal prend conscience du danger. La troisième vue s’éloigne pour montrer l’ampleur de la menace, alors que le héros se prépare pour la riposte. Les oiseaux sont esquissés en quelques traits très efficaces. La quatrième vignette nous plonge au cœur de l’action. Si on s’attarde quelques instants sur les oiseaux de cette case, on voit qu’ils sont réalisés avec soin, aussi bien individuellement que collectivement. Chaque oiseau a une posture et un angle d’attaque particulier, tout en s’inscrivant dans un ballet collectif efficace et — potentiellement — mortel.
L’un des moments les plus singuliers, mais aussi les plus intéressants de l’album, est cette nouvelle visite introspective des pensées intimes de Thorgal. Le lieu du rendez-vous, fantasmé suite à la prise d’une substance hallucinogène, ressemble à un gigantesque réseau synaptique. Les deux ennemis, debout sur deux neurones géants, semblent s’affronter au sein d’un gigantesque cerveau. Vu l’immensité du territoire, pas étonnant qu’ils aient mis si longtemps avant de se retrouver enfin face à face !
L’affrontement va prendre une drôle de tournure, et laisser une certaine place au doute…
Après avoir longtemps parcouru le monde, Thorgal retrouve près de chez lui les aventures qui correspondent à sa nature. Sa force et son courage sont mis à l’épreuve dans « L’ermite de Skellingar » mais, pour la première fois depuis bien longtemps, il reprend le contrôle de son destin, pour tracer à nouveau son propre chemin.
L’album met en scène des lieux et des personnages marquants, bien écrits et bien dessinés. En quelques pages, Cybèle, Ivarr et Yngvi marquent la série et resteront dans les mémoires des lecteurs.
Thorgal, Jolan et Louve semblent avoir cessé de participer à des conflits internationaux. Aaricia finira bien par sortir de sa cuisine. Le monde de Thorgal redevient, le temps de cet album, un univers inattendu, sauvage, empli de mystères. Un univers dans lequel un homme seul semble capable de défier les dieux et de s’en sortir grâce à son courage et à sa détermination.