L’île des enfants perdus
Emportée par les flots lors de la bataille du Raheborg, Kriss se retrouve isolée, recherchée par les hommes de Magnus. Elle va se réfugier sur une île occupée par des enfants qui l’observent avec une étrange candeur.
Suite de « Rouge comme le Raheborg ».
Dans l’album précédent, nous avons laissé Kriss de Valnor dans une situation difficile. Elle vient de vaincre l’armée de l’empereur Magnus grâce à la destruction d’un barrage par les propres armes de l’envahisseur. Mais le fou de Dieu, qui a également perdu sa fille au cours de la bataille, ne compte pas en rester là. Ses hommes pourchassent Kriss et vont tout faire pour la ramener morte ou vive à leur maître.
La chasse est lancée.
Sixième tome des aventures de Kriss de Valnor, « L’île des enfants perdus » est un album à part, forcément, puisque l’équipe d’auteurs a été complètement renouvelée. Succédant à Giulio de Vita, on retrouve au dessin le russe Roman Surzhenko, déjà dessinateur des deux autres séries des Mondes de Thorgal, Louve et La jeunesse de Thorgal.
Contacté au cours du festival d’Angoulême 2015, peu après que De Vita ait annoncé son départ de la série, Surzhenko a accepté de reprendre les aventures de Kriss et d’être donc au crayon sur les trois séries parallèles des Mondes. Un challenge pour l’auteur, qui a réussi à réaliser en quelques mois les 56 planches de l’album. Oui, 56 planches, Kriss a grossi !
Comme il l’a fait sur ses autres séries, le dessinateur joue avec différentes techniques d’encrage pour proposer un album très beau, au dessin détaillé et vivant. Son trait, très différent de celui de De Vita, donne à ces aventures inédites un air de nouveau départ et surprendra sûrement les lecteurs n’ayant pas suivi l’actualité de la série.
Le dessinateur est accompagné par le coloriste italien Matteo Vattani, déjà au pinceau sur le tome précédent, « Rouge comme le Raheborg ». Contrastées, habilement texturées, les couleurs participent grandement à la réussite visuelle de cet album.
Mais à part Vattani, c’est bien toute l’équipe d’auteurs qui est renouvelée. Yves Sente n’est plus au scénario, remplacé par un duo d’auteurs complices, Xavier Dorison et Mathieu Mariolle. Les deux hommes ont écrit de concert une histoire qui éloigne Kriss de la fureur des combats et des jeux politiques, une histoire qui lui permet de faire le point sur son existence. Une petite pause bienvenue dans sa recherche constante de pouvoir et de fortune.
L’album a paru le 13 novembre 2015.
De haut en bas
Née dans les premières pages de l’album « Les archers », Kriss de Valnor ne cesse jamais de courir. Elle a parcouru une grande partie de son monde, volé jusqu’au pays Qâ, navigué sur toutes les mers, chevauché sans cesse. Les deux précédents albums de sa série avaient stoppé sa course folle, en lui offrant un royaume tombé du ciel — ou plutôt du sceptre — et la stabilité relative d’un trône rivé sur le sol viking.
Dès les premières pages, tout cela est balayé.
Emportée par les eaux du Raheborg, Kriss se retrouve seule en territoire ennemi, loin de son allié Jolan et des Vikings qui semblaient l’accepter peu à peu comme reine. Elle redécouvre, auprès d’Osian et d’Erwin, les petites gens, ce peuple d’en bas dont elle faisait partie avant de se vouloir un destin de reine. Les hauts et les bas, c’est la vie de Kriss. L’inconstance de son destin la mène à nouveau sur les chemins et l’oblige à reprendre enfin l’arc et la flèche.
Que de chutes, pour Kriss, qui n’a jamais cessé de perdre ce qu’elle avait su gagner. Dans « Les archers », sa pierre rouge lui coûta la vie de son seul ami, Sigwald. Au pays Qâ, le prix de son or fut de perdre sa jeunesse. Elle la récupéra… mais au prix de son or. Plus tard, elle fut la maîtresse éphémère d’un empire esclavagiste, qui reposait sur l’illusion qu’elle avait imposée à Thorgal, à son Shaïgan. L’empire s’écroula quand Thorgal reprit sa liberté, et l’esclavagiste devint esclave (voir le cycle de Shaïgan-sans-merci).
Cette fois-ci, c’est un barrage rompu qui détruit le fragile édifice de sa gloire. Mais pas seulement. Car les nouveaux scénaristes ont pris leur temps pour écrire leur histoire, et surtout pour s’interroger sur ce qui motive Kriss, sur ce qui a encore de l’importance pour elle après toutes ces années d’aventure et d’échec. La réponse leur est venue des dernières pensées de la belle aventurière, dans l’ultime case de l’album précédent, lorsque l’eau l’emportait vers la mort. Depuis son retour sur Midgard, Kriss ne semblait plus particulièrement tournée vers son passé. Mais au moment d’être balayée par le déluge rugissant provoqué par ses ennemis, elle n’a pas pu s’empêcher de penser à son fils. Aniel, l’enfant de Thorgal. La seule petite part de son humanité qu’elle ne peut renier.
Ma fille, ma bataille
Mais Kriss reste une battante, une combattante. Après avoir tant lutté pour atteindre les sommets, pas question pour elle de tout abandonner sur un coup de tête. Son escapade dans cette île perdue va lui donner le temps et les éléments dont elle a besoin pour éventuellement changer de cap.
L’île d’Umaï, perdue au cœur d’un lac gigantesque, est l’un des personnages principaux de cette histoire. Les auteurs ne cachent pas sa dangerosité, dès la couverture, voire dès le titre de l’album. On y découvre des enfants vivant en harmonie avec leur île. Mystérieux, venus de nulle part, ils rappellent bien sûr le petit garçon muet aux cheveux verts de l’album « Alinoë ». Un clin d’œil voulu par les nouveaux auteurs, mais géré différemment. Dans « L’île des enfants perdus », le huis-clos horrifique reste assez secondaire. Les rapports entre les naufragés priment, notamment l’opposition farouche entre Osian et Kriss. L’île et ses habitants n’interviennent qu’en fil rouge, par petites touches, comme pour arbitrer la joute.
Malgré tout, rapidement, l’île éprouve les esprits et les corps des trois nouveaux arrivants, d’autant que Kriss et Osian poursuivent des buts très différents et ne parviennent pas vraiment à s’allier. Erwin devient alors l’enjeu principal de l’aventure. Désirée à la fois par Kriss, Osian et les enfants sauvages, la petite fille se retrouve tiraillée, écartelée, manipulée par les uns et les autres. Doit-elle suivre son père adoptif, sur un chemin qui ne lui offre que le confort d’une vie simple et chaleureuse ? Doit-elle croire la reine Kriss, qui lui promet un avenir fait de richesse et de domination ? Doit-elle écouter les enfants perdus, qui lui proposent une vie de jeu et de plaisir, entourée de pairs qui l’acceptent d’emblée telle qu’elle est ?
Malheureusement pour elle, Erwin n’a pas les épaules pour assumer ce choix. Les mensonges et les atermoiements des uns et des autres ne l’aident en rien, d’autant que Kriss et Osian passent leur temps à se reprocher l’un à l’autre de ne pas être à la hauteur. Face à ces deux adultes chamailleurs, les enfants d’Umaï rôdent et observent, le sourire aux lèvres, en attendant leur heure.
Docteur Kriss, Miss de Valnor
Ultra-féminisée dans les albums précédents par De Vita et Sente, Kriss est beaucoup plus masculine sous le crayon de Surzhenko. Elle gagne en réalisme, mais perd en séduction. Mariolle et Dorison lui confient ici un rôle très physique. Elle combat à la hache, met des coups de boule, escalade des falaises, travaille à s’en briser les reins. Elle est capable de transpercer une porte et le crâne d’un homme avec une lance !
Portée par la crainte de perdre son royaume fraîchement acquis, Kriss est souvent en colère. Elle parle fréquemment d’elle même à la troisième personne, répétant son propre nom à qui veut l’entendre. Est-ce de l’arrogance, de la fierté ? Au contraire, est-ce parce qu’elle joue un personnage, plus fort et plus méchant qu’elle ne l’est réellement ? Il est d’ailleurs amusant de la voir raconter aux enfants sa propre histoire, en l’arrangeant pour en faire une saga légendaire (voir ici). Le bide de l’année, vu la réaction du public.
Dans cette histoire, Osian et Erwin sont là pour permettre à Kriss de faire le point dans sa vie. Peser le pour et le contre, décider de ce qui compte réellement. Elle affirme deux fois dans l’album que « quand tu risques ta vie, ne te retourne jamais. Pour rien, ni personne ! ». Convaincue d’avoir raison au début de l’histoire, elle change d’avis à un moment où elle n’est même plus en danger.
Pour la première fois de sa vie, Kriss renonce à l’or et à la gloire pour aider ceux qu’elle aime. Il fallait bien un album entier pour que s’opère un tel changement.
A suivre dans « La montagne du temps ».