L’île des mers gelées
Alors que les Vikings semblent enfin l’accepter parmi eux, Thorgal assiste, impuissant, à l’enlèvement d’Aaricia par deux aigles géants. Il devra la suivre jusqu’aux confins des mers gelées.
Suite et fin de l’histoire commencée dans le premier album, « La Magicienne trahie ».
L’album a paru en février 1980, en même temps que le tome 1, à quelques milliers d’exemplaires. Les couvertures des albums 1 et 2 sont assez similaires : l’ennemi(e) du héros, en gros plan, surplombe le héros en plein combat. De près, on aperçoit les fibres de la toile sur laquelle Rosinski a travaillé.
Prépublié dans l’hebdomadaire Tintin édité par Le Lombard (ci-dessous, la version néerlandophone, le numéro 16 de Kuifje, avril 1978), Thorgal a bénéficié d’un bon accueil du public, qui lui a permis d’obtenir le graal de la parution en album.
Comme le premier tome, l’album est assez nettement découpé en plusieurs parties correspondant aux tranches publiées dans Tintin, d’avril à octobre 78 en Belgique, d’octobre 78 à avril 79 en France. En voici le détail :
pages 3-10 (l’enlèvement)
pages 11-18 (les mers gelées)
pages 19-25 (perdus en mer)
pages 26-32 (les Slugs)
pages 33-39 (l’expédition)
pages 40-48 (le palais des Dominants)
Premières armes
Le duo Van Hamme-Rosinski en est encore à ses débuts, mais ce deuxième album est déjà bien abouti. Le trait, l’encrage, la mise en couleurs et le niveau de détails évoluent tout au long de l’album. Les personnages des premières pages se retrouvent ainsi assez différents dans les dernières.
Certains arrière-plans, traités sommairement au moment du dessin et de l’encrage, sont ensuite détaillés en couleurs directes au moment de la mise en couleurs, notamment au début de l’album. Sur ces exemples, la montagne et les Vikings du second plan sont nettement détaillés grâce à la couleur. Un travail soigné de finalisation, lointain précurseur du passage à la couleur directe à partir du tome 29, « Le sacrifice ».
Très tôt dans la série, « L’Île des Mers gelées » dévoile une grande partie du mystère des origines de Thorgal. On savait qu’il n’était pas Viking et qu’il avait été recueilli par eux, mais de là à se douter qu’il venait d’aussi loin ! Le suspense aurait pu durer, être au cœur d’intrigues à venir, mais Jean Van Hamme a choisi de bâtir son personnage et son univers sur des bases nettes et connues des lecteurs. Un choix peut-être fait à l’époque parce que les deux auteurs ne savaient pas si l’aventure se poursuivrait au-delà de la prépublication.
Il est donc indispensable de lire les premiers albums de Thorgal si on veut maîtriser les codes de la série, ce mélange ahurissant de médiéval-fantastique « réaliste », de science-fiction post-apocalyptique, de mythologie personnalisée, de western nordique, de romance assumée. Il fallait l’oser. Mais voilà, c’est dit, on sait que Thorgal n’est pas un humain comme les autres, que sa différence est telle qu’il ne pourra jamais vraiment vivre une existence ordinaire. Ses origines seront à nouveau développées dans « L’Enfant des Étoiles » (album 7), la saga du Pays Qâ (albums 10 à 13) et « Le Royaume sous le Sable » (26). L’avantage de découvrir si tôt ces origines étonnantes, c’est que si on adhère à cela, si on l’accepte d’emblée, alors le scénariste pourra nous proposer tout ce qu’il veut par la suite. Dans Thorgal, rien n’est impossible !
Jeux vikings
Le jeu auquel participent Thorgal et Bjorn, au début de l’album, semble avoir attiré une grande partie des membres du clan. Guerriers, femmes et certainement enfants sont là, jeunes et vieux, et même le roi Gandalf, pourtant si fatigué. Un tournoi d’archers a été improvisé après la capture d’un aigle majestueux, une belle occasion pour s’exercer et tenter d’impressionner l’assemblée des Vikings.
Les Vikings aimaient la fête, ils aimaient les jeux. Des jeux de toutes sortes. Les jeux de société étaient déjà populaires : des jeux de dés, et des jeux de tafl (table) joués avec des pions. Mais la plupart des jeux étaient beaucoup plus physiques, souvent publics, parfois violents.
Les jeux étaient souvent lancés sous forme de défis. Ils opposaient parfois simplement deux hommes, ou deux animaux, qui s’affrontaient en public. Une belle occasion de parier pour pimenter la partie et faire monter la pression. Mais le jeu pouvait aussi opposer de nombreux adversaires au sein de compétitions qui pouvaient attirer les membres de plusieurs clans voisins. On pouvait en profiter alors pour boire et manger plus qu’à l’habitude, un vrai luxe dans une société aux conditions de vie précaires et au garde-manger pas toujours rempli.
Les deux premiers albums de Thorgal proposent chacun leur petite compétition publique. Dans le tome 2, un tournoi d’archerie, manifestement improvisé, mais point d’attraction pour tout le village, petite distraction avant de reprendre les tâches quotidiennes. Dans « La magicienne trahie » (image ci-contre), Gandalf et son clan s’étaient réunis pour la fête du Jøll, avec un concours de domptage de chevaux.
Des combats de chevaux étaient aussi organisés par les Vikings. Mais la compétition, c’est aussi et surtout le sport, déjà très populaire. Le dépassement de soi et la vaillance étaient des valeurs primordiales pour ce peuple à la vie si rude. Alors on organisait des compétitions de course, de ski, de natation, de tir à l’arc. On pratiquait aussi la lutte, notamment la glima, une lutte à mains nues où les combattants utilisent la ceinture de l’adversaire pour exécuter les prises.
Tous ces jeux sportifs participaient à la formation du guerrier, mais aussi à établir une hiérarchie au sein des groupes d’hommes, basée sur la force, l’adresse, le courage et l’endurance. Des qualités physiques que l’on retrouve chez Thorgal, et qui font de lui un vrai Viking, quoi qu’il en dise.
Toiles du maître
30 ans après avoir réalisé ces premiers albums, Grzegorz Rosinski est encore imprégné de leur ambiance. Il a peint de superbes toiles de grand format, en choisissant deux scènes emblématiques de « L’île des mers gelées ».
La première, tout en représentant l’enlèvement d’Aaricia, offre à celle-ci l’une de ses plus belles scènes. Portée par de majestueux oiseaux, magnifiée par le cadre de montagnes et de ciel qui se rejoignent et s’entremêlent, la princesse captive devient simplement magnifique.
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La seconde toile revisite un moment fort de l’album, avec un niveau de détail et une construction qui permettent de l’extraire de l’histoire sans qu’elle ne perde de sa force émotionnelle. Faisant le lien avec la toile précédente, on passe de l’envol d’une princesse à la chute d’une autre.
On y lit le désarroi d’oiseaux abandonnés par leur maîtresse. La souffrance d’une main crispée. La vacuité d’un casque trompeur, qui ne faisait que masquer la beauté et la fragilité de sa propriétaire. Le contraste entre la chevelure flamboyante et la neige, qui semble boire la vie de la jeune femme. Et cette flèche, dérangeante, pointée par toutes les lignes de la toile, qui attire l’œil immanquablement. Au cœur d’un empire de glace au calme anesthésiant, tout est douleur dans cette belle image.
Ensemble, séparément
Cet album marque l’apparition de deux thèmes récurrents dans les aventures de Thorgal, la trahison et la séparation.
Le huis-clos de l’hiver scandinave pousse les hommes à se réunir pour survivre ensemble. Et pourtant, c’est bien souvent au coeur même de ces petits groupes humains que les plus grands drames vont se nouer, que les plus terribles trahisons vont s’épanouir…
Dans cet album, les Vikings abandonnent Thorgal et Bjorn en pleine mer, sans un regard en arrière. Quand on voit Jorund-le-taureau devenir roi des siens quelques albums plus tard, on peut imaginer que c’est la succession de Gandalf-le-fou qui se joue ici, et qu’au-delà du réflexe de survie qui les pousse à rentrer, Jorund et les siens se débarrassent des fils des deux précédents chefs des Vikings du nord. Une bonne affaire, rondement menée, qui rappelle le traitement subi par Leif Haraldson dans l’album « L’enfant des étoiles ».
Plus tard, ce seront Shaniah, Ewing, Kriss de Valnor, Tjall, Uébac, Torric… qui trahiront, pour l’or, le pouvoir, ou par amour. Difficile de trouver quelqu’un en qui on peut faire confiance en toutes circonstances. Thorgal lui-même ne sera pas toujours irréprochable.
L’autre thème récurrent est celui de la séparation. C’est un thème naturel car Thorgal est accompagné par sa femme, puis par ses enfants, tout au long de ses aventures. Pour lui faire vivre des histoires palpitantes et dangereuses, Van Hamme doit donc régulièrement le séparer des siens. Ainsi, Aaricia, Jolan et Louve seront enlevés plusieurs fois, tour à tour (« La Galère noire », « Le Pays Qâ », « Arachnéa »). Thorgal sera aussi séparé de sa famille par les éléments (« Les Archers », « Le Maître des Montagnes »), par la maladie (« Le Mal bleu ») ou tout simplement en allant faire les courses (« Alinoë »). Dans « La gardienne des clés », la séparation la plus longue et la plus douloureuse sera provoquée par le héros lui-même…
L’un des chapitres de l’album, le troisième, est à ce titre particulièrement surprenant. Les 4 premières planches (pages 19 à 22) explorent le rêve qui agite Thorgal au coeur du délire provoqué par le froid, la faim et l’abandon. Perdus dans ce vertige onirique aux cases non détourées, Aaricia et Thorgal s’attirent et s’abandonnent tour à tour, comme si les événements, les éléments, ou même leurs émotions et leurs désirs intimes, les poussaient à se rejoindre et à se séparer sans fin.
Un rêve étrange qui semble être autant celui de l’homme que celui de la femme. L’attrait et le danger du fruit défendu. Un rêve aux accents prémonitoires, tant il augure des difficultés à venir, des séparations, des déchirements qui rythmeront la vie du jeune couple tout au long de la série.