L’oeil d’Odin
Décidé à sauver les soeurs Minkelsönn, Thorgal affronte l’hiver et les pièges des dieux. Mais le temps lui est compté, car la survie des villageois est aussi en jeu.
Suite de l’album « Les trois soeurs Minkelsönn ».
Cet album est le deuxième de la série La jeunesse de Thorgal. Comme la série Louve, il est dessiné par l’auteur russe Roman Surzhenko, scénarisé par le français Yann et sa couverture est de Grzegorz Rosinski, le dessinateur de la série originelle. La mise en couleurs est également de Surzhenko, qui a également esquissé des projets de couverture proposés à Rosinski (voir l’onglet Planches).
Dans le premier album, le jeune Thorgal s’est choisi comme souvent une quête à contre-courant de celles de ses « frères » vikings. Alors que le village des Vikings du nord souffre d’une terrible famine hivernale, Thorgal cherche à sauver trois baleines emprisonnées dans la baie, trois êtres soumis à une malédiction divine. Pour cela, il doit maintenant trouver des sorcières, les Nornes, et affronter le froid et la neige du terrible hiver nordique.
A l’équilibre
Après un premier tome intéressant mais qui multipliait les références à d’autres albums, ce second opus se concentre sur sa propre histoire, qu’il s’applique à développer et achever. Si les dieux sont toujours présents, notamment au travers de leurs envoyés, ils sont absents physiquement et retrouvent un peu la place discrète qu’ils occupaient dans la série mère. La magie et les êtres surnaturels sont quand même très présents, comme dans certains des plus anciens albums de la série, « Les trois vieillards du pays d’Aran » ou « La magicienne trahie ».
Thorgal en profite pour reprendre la main et se replacer au cœur du récit. Une quête initiatique qui lui permet de quitter l’adolescence, et de charmer la totalité du casting féminin de l’album. A part Solveig !
Au cours du voyage, Thorgal affirme à nouveau qu’il vient d’une autre planète, une idée étonnante pour un enfant qui n’a pas connaissance de son passé. Le scénariste l’expliquera certainement dans les prochains tomes.
De son côté, Bjorn se révèle être un adversaire coriace et plutôt efficace dans ce qu’il fait. L’affrontement entre les deux adolescents sera sûrement l’un des moteurs de cette série sur la jeunesse de Thorgal, dont les histoires devraient assez peu les éloigner de leur village nordique.
Au final, ce premier cycle de la Jeunesse de Thorgal propose une histoire équilibrée, nettement chapitrée, au dessin encore une fois impeccable.
Les trois Nornes
La quête de Thorgal le mène en un lieu perdu, occupé par trois femmes étonnantes et mystérieuses, les Nornes. Comme souvent dans la série, le chemin menant aux Nornes n’est pas direct, il passe par la transformation, le changement. Thorgal rencontre trois ours dans une caverne jonchée d’ossements, mais pour rejoindre les Nornes, il va d’abord glisser dans le sommeil. Le chemin n’est pas que physique, il est aussi spirituel.
Les Nornes semblent être des personnages essentiels de la mythologie nordique. Elles sont représentées ici vêtues de peaux animales, de griffes, d’os, de plumes. L’une d’entre elles est nue. La plus âgée a des crocs saillants tandis qu’une autre est coiffée d’un corbeau, l’animal fétiche d’Odin. Leur côté animal est renforcé par leurs postures félines. A la fois séduisantes et inquiétantes, elles ont une belle présence et de la personnalité. Peut-être la plus belle réussite de l’album. Voici trois esquisses préparatoires réalisées par le dessinateur Roman Surzhenko (cliquez pour agrandir).
Leurs noms sont tirés des mythes scandinaves. Urd, l’ancienne, connaît le passé, mais aussi les possibles, ce qui aurait pu être mais n’a pas été. Ses connaissances sont claires, car ancrées dans le réel, mais elles s’accumulent sans cesse. Elle doit en permanence en absorber de nouvelles, tel un puits sans fond. Verdandi, la jeune femme, connaît le présent, c’est à dire ce qui est, ce qui résulte de nos choix passés, les conséquences immédiates de nos actes. Ses connaissances sont fuyantes, constamment remplacées par le futur immédiat. Elle est le lien entre ce qui fut et ce qui sera. Skuld, la jeune fille, connaît le futur, ou plutôt les futurs, le champ des possibles. Un savoir attractif, car ce qui n’est pas encore réalisé nous échappe presque totalement. Ce savoir est aussi le moins facile à cerner car il évolue sans cesse, de nouvelles possibilités s’ouvrant tandis que d’autres se ferment.
Les Normes ont des cousines dans d’autres mythologies antiques. Chez les Grecs, les trois Moires étaient les maîtresses du destin des hommes, l’une présente à la naissance, l’autre pendant la vie, la troisième au moment de la mort. Chez les Romains, les trois Parques tenaient un rôle similaire. Elles étaient souvent représentées comme étant des filandières, la première fabriquant le fil d’une vie, la deuxième le déroulant, la troisième le coupant en mettant ainsi fin à une existence. A ce titre, on pense évidemment chez Thorgal au personnage mythique de l’album « Au-delà des ombres », entouré des fils de vie de millions d’hommes, anonymes, à sa merci. Une cousine des Nornes, déjà placée depuis longtemps au cœur des mythes thorgaliens.
Aussi puissantes et divines soient-elles, les Nornes sont séduites par le jeune Thorgal, en grande partie parce que les lignes de son destin leur échappent. Pour elles qui savent tout et que rien ne peut surprendre, Thorgal est une énigme. Est-ce pour cela qu’elles le couvent et l’accompagnent, alors que les piles d’ossements humains qui décorent la caverne sont autant de preuves de leur férocité habituelle ? Dans ce cas, Thorgal aurait bien tort de se plaindre de son destin unique, car il vient de lui sauver la vie.
Thorgal vs village, match nul
La fin de l’album est d’une cruauté très thorgalienne. Le jeune héros semble presque seul au monde, rejeté par tous. Seul Hiérulf, l’autre paria du village, semble pouvoir l’aider à se construire. La farce organisée par le vieil érudit tranche avec les événements rudes qui la précèdent et la suivent. Une petite vengeance qui ridiculise les villageois, eux-mêmes coupables d’avoir torturé un homme qui mériterait pourtant d’avoir sa place dans la communauté.
C’est malheureusement l’une des constantes dans le village des Vikings du Nord. Pillards agressifs et xénophobes, ils sont globalement antipathiques. Il doit bien y avoir quelques villageois agréables, mais on ne les a pas encore rencontrés. Repliés sur eux-mêmes, ils ont choisi de tout miser sur des raids sans fin et de parasiter les régions voisines.
Au final, tout le monde se retrouve puni, d’une façon ou d’une autre. Thorgal et Hiérulf le sont aussi, et c’est mérité parce qu’ils n’ont pas hésité à risquer les vies de nombreux villageois pour accomplir une quête qu’ils jugeaient plus digne d’intérêt. La fracture est réelle, Aaricia glissant elle aussi peu à peu dans le camp des marginaux, de ceux qui refusent de suivre la loi du clan. Solveig est le lien fragile qui la lie encore aux siens. Mais Thorgal l’attire et l’entraîne dans son sillage, sur le chemin d’une liberté et d’une envie d’ailleurs qu’il ne cessera pas de réclamer.
Les graines du départ sont plantées, elles finiront par germer.