La cité du dieu perdu
Parvenus aux portes de Mayaxatl, Thorgal et ses compagnons s’apprêtent à pénétrer dans la cité interdite du dieu des Chaams. Au cœur du pays Qâ, l’affrontement avec Ogotaï marquera à jamais leur histoire.
Suite de « Les yeux de Tanatloc ».
Quatre générations d’hommes issus du peuple des étoiles se sont affrontées au cœur du pays Qâ. Cet affrontement trouve sa fin, tragique, dans ce superbe album.
La saga du pays Qâ se veut un peu l’aboutissement de la quête identitaire de Thorgal. A la fin de « La cité du dieu perdu », tout est clarifié. Xargos, Varth, Thorgal, Jolan… La saga familiale s’achève dans le sang. Pouvait-il en être autrement ?
Enfants des étoiles
On l’oublie parfois, parce que ses aventures ont lieu dans un monde dont les caractéristiques sont très proches du nôtre, et parce que de nombreux albums n’en font plus aucune mention : Thorgal est un extraterrestre. Plus précisément, ses parents sont nés et ont vécu sur une autre planète, bien loin de Midgard. Leurs origines terriennes sont réelles mais lointaines, diluées dans des siècles, des millénaires d’exil.
Grâce à un hasard fabuleux orchestré par Jean Van Hamme, les derniers descendants du peuple des étoiles se réunissent à l’autre bout du monde pour mettre un point final à leur saga. Le conflit générationnel est passionnant à suivre, d’autant que chacun des héros qui s’affrontent dans le pays Qâ personnifie une vision différente de notre monde et de la façon d’y vivre.
Le grand-père, Xargos, est l’héritier d’un ordre ancien, le gardien d’un certain équilibre entre le savoir, le pouvoir et la sagesse accumulés pendant des siècles par son peuple. Il a traversé le ciel avec l’espoir de sauver sa civilisation en ramenant des sources d’énergie pour une étoile sur le point de mourir. L’utopie du projet transparaît dans les différents albums qui nous parlent du peuple des étoiles, mais le rêve est magnifique et courageux.
Arrivé au terme du voyage, Xargos est resté enfermé dans l’idée que le retour était possible, que le monde tel qu’il l’avait toujours connu n’était pas mort. Il n’a pas vu venir les désirs et espoirs nouveaux que la magnifique planète bleue a fait naître chez ses enfants. Il n’a pas vu que les gens de sa génération de rêveurs avaient créé un monstre, porté par l’espoir d’une vie meilleure, et que ce monstre grandissait au sein de sa propre famille et de son équipage.
Lorsqu’il a pris conscience de tout cela, il était trop tard. Ses idées étaient déjà minoritaires. La fin de sa vie l’a donc mené vers un autre combat, celui qui a consisté à tenter de détruire le monstre engendré par son peuple, avant qu’il ne dévore une terre qui n’est plus la leur.
Le père, Varth, personnifie les souhaits de cette nouvelle génération de migrants du ciel, venus sur Terre avec l’idée qu’ils en sont les maîtres légitimes et qu’ils viennent pour reprendre leur dû, la terre de leurs lointains ancêtres. Slive et Haynée, ou plus tard Sargon et Orchias — dans « Le royaume sous le sable » — font partie de cette génération qui s’est voulue conquérante.
L’avidité galopante de cette seconde génération est née de leur désespérance. Ces hommes et femmes ont été lancés dans l’espace pour un voyage sans retour. Ils ont perdu leurs repères, la terre qui les a vus naître. Malgré leurs connaissances technologiques formidables, leurs expéditions ont été des désastres, menant au décès prématuré de milliers de leurs compagnons. Ces ultimes survivants, parvenus au terme d’un voyage éprouvant, sont forcément conscients que leur faible nombre peut les mener à l’extinction. La solution proposée par quelques « visionnaires » du groupe est donc de profiter de leurs capacités extrasensorielles et technologiques pour devenir les maîtres d’un monde qui n’a pas évolué aussi vite et aussi loin qu’eux-mêmes.
Convaincu de sa supériorité, le groupe se rallie autour d’un despotisme qu’il estime salvateur et séduisant. L’échec n’en est que plus cuisant. Héritier de cet échec, et de rêves envolés, Varth a sombré dans une folie mégalomane aux relents de vengeance.
Thorgal, le fils, est le descendant de ces deux générations qui se sont affrontées. Il n’a pas eu à gérer l’héritage douloureux de sa famille et de son peuple, parce qu’il n’a rien su d’eux. Né sur Midgard, il a grandi sur les terres des hommes. Dans d’autres circonstances, il aurait pu être le maillon reliant le peuple des étoiles à celui de la Terre. Mais ce n’est pas le cas. Il personnifie plutôt une rupture.
Ses origines extraterrestres et sa filiation terrestre sont au cœur des concepts de la série. Bien malgré lui, il n’a jamais pu s’intégrer totalement au peuple viking. Il en a conçu de l’amertume, d’autant que son désir de connaître ses origines réelles a été à la fois assouvi et volé — dans « L’enfant des étoiles ». Son intégration difficile et son enfance apatride l’ont en partie détaché d’un peuple viking qui navigue entre méfiance et rejet.
Ni Viking, ni Atlante, Thorgal symbolise la liberté nouvelle de son peuple. Il peut devenir ce qu’il veut. Il ne sera pas roi, comme Varth. Il ne sera pas un sauveur, comme Xargos. Thorgal défie l’horizon, fuit les responsabilités, décline les héritages. Il invente les possibles.
Et Jolan ? Le petit-fils est un migrant de troisième génération. Il ne connaît que son monde et il s’y sent bien.
On lui a tout expliqué. Il a le choix entre toutes sortes d’héritages, et pas seulement ceux que voudraient lui léguer son père et les ascendants de son père. Sa mère a fait de lui un jeune viking, avec les valeurs, coutumes et savoirs d’un homme du nord. Son grand-père maternel était un marin, un pirate, un roi. Tout se bouscule dans sa tête d’enfant.
Il a grandi dans l’exil, comme son arrière-grand-père. Il a les pouvoirs mentaux de son grand-père. Il a les valeurs de son père, ou du moins il commence à cerner leurs contours. Et voilà qu’on lui affirme qu’il est l’héritier d’un dieu…
Difficile, difficile de savoir qui est Jolan, ou plutôt qui il sera. Tout reste à inventer.
Joyeux anniversaire
Alors que la série a aujourd’hui plus de 40 ans, l’album « La cité du dieu perdu » est arrivé pour les 10 ans de la création de Thorgal, en 1987. C’est en effet en 1977 que les premières cases de Thorgal ont fait leur apparition dans les pages de l’hebdomadaire Tintin. Une naissance que vous pouvez découvrir dans la fiche de l’album « La magicienne trahie ».
La revue Tintin ne manqua pas de signaler cet anniversaire important quelques temps avant que l’album ne soit disponible. Voici la publicité qui fut diffusée dans ses pages à l’époque.
Dans l’antre de la bête
Les dernières pages de l’album sont assez complexes, tissées de fils ésotériques. Les consciences de Varth et Haynée semblent s’être mêlées pour former un labyrinthe incompréhensible. On a presque l’impression de pénétrer dans un esprit fou, dans un lieu où matière, temps et énergie n’ont plus de sens. On passe de salles organiques aux allures de tanières extraterrestres, à des lieux sans contours, frappés de puissants rayons abrasifs. Ce lieu improbable démontre que les pouvoirs de l’esprit atlante — renforcés, comme nous le saurons plus tard, par un dispositif secret — sont capables d’incroyables prodiges. Comment les Atlantes ont-ils pu rester bloqués dans leur île gelée, avec de telles capacités à leur disposition ? Il reste bien des mystères à conjecturer.
A ce titre, la rencontre entre Thorgal et sa mère est difficile à cerner. Que lui offre-t-elle ? Comment la libère-t-il ? En quoi le fait de retrouver son nom permet-il à l’esprit de la défunte de quitter un monde auquel une force inconnue le maintenait attaché ?
Il paraît que connaître le nom d’un démon permet de le bannir ou de croire qu’on peut le maîtriser. Il faut croire que dans le cas d’Haynée, la mémoire et le nom étaient les clés de la délivrance.
Pour Thorgal, le moment doit être intense. Il est confronté tour à tour à une mère morte depuis bien longtemps, puis à un père tout aussi inaccessible, pour d’autres raisons. Quels que soient les sentiments que lui inspireront cette terrible expérience, le Viking ne laissera pas paraître grand chose, et n’en parlera plus jamais.
Au cœur de l’effrayant maelström, on rejoint avec Aaricia la chambre du maître des lieux, l’inquiétant Ogotaï. Après toutes ces misères, cette chambre est — il faut bien le dire — agréablement bordélique. Il y en a partout. Une piaule de mec, confortable. La chambre d’un scientifique, avec de belles fenêtres et un fauteuil moelleux. On y imagine facilement la vie d’un homme solitaire, intelligent. Peut-être sujet à des sautes d’humeur et à des accès de démence, mais aussi capable d’une puissante réflexion.
Aaricia se réveille sous quelques rayons lumineux qui soulignent ses charmes. Abandonné par l’esprit d’Haynée, Varth vient de réaliser que plus personne ne va l’accompagner dans sa quête de pouvoir. Et voilà qu’arrive Aaricia, belle, vivante. Désirable.
Ce petit loft aménagé sur les hauteurs et ce petit béguin inattendu nous rappellent instantanément que l’effroyable personnage aperçu dans les pages précédentes n’est bel et bien qu’un homme, aussi exceptionnel soit-il. Et du coup, plus rien n’interdit de le vaincre.
L’espoir renaît, grâce à une jolie blonde et à une chambre mal rangée.
En terre inconnue
Après un épisode où deux histoires se côtoyaient, celle de Jolan et Arghun complétant celle de Thorgal et ses compagnons — ou l’inverse —, cet album se focalise exclusivement sur la fin du voyage de Thorgal, Kriss, Aaricia et Tjall. Il permet ainsi de clore le volet majeur de ce cycle, tout en nous laissant dans une attente énorme, savoir ce qu’il est advenu de Jolan.
Notre groupe d’aventuriers quitte la jungle, la vraie, celle où la nature donne sa chance à chacun mais ne pardonne aucune erreur. Il en rejoint une autre, sale, urbaine, érigée en strates. La plus haute de ces strates est suspendue au sommet d’une pyramide aux pans baignés de sang. La plus basse est un bassin saumâtre où se côtoient les crocodiles de la fosse et les âmes perdues dans la ville basse. L’image en rappelle d’autres, comme la cité absurde imaginée par Jacques Prévert pour « Le roi et l’oiseau », la société dystopique du film « Metropolis » ou encore, plus récemment, le monde bipolaire de « Gunnm », le célèbre manga de Kishiro.
L’album est ainsi bâti sur l’ascension. Le lecteur commence au fond de la fosse, avec les crocodiles et les restes des malheureux opposants qui y ont été jetés, et il va accompagner Thorgal dans son ascension progressive vers les sommets de la cité.
La grimpette est philosophique, politique et spirituelle, mais elle est aussi représentée physiquement par cette fameuse pyramide, qu’il faut escalader pour rejoindre le domaine du dieu. Si l’on y survit.
L’ignoble pyramide de la 23ème planche est une rareté dans un Thorgal. Les dessins en pleine page sont très peu fréquents dans la série. Celui-ci est impressionnant, et la puissance de la scène est multipliée par la dernière vignette de la page précédente, un plan serré de Thorgal si ébloui par la soudaine lueur du jour qu’il est tout simplement représenté en noir et blanc. Le lecteur, plongé comme Thorgal dans la noirceur rougie par les torches du cachot, ressent, dans sa lecture, cette sortie du sombre tunnel. Très fort !
Bon, ensuite, il faut bien l’escalader cette fameuse pyramide. Mais pour cela, il faut enjamber les cadavres, ne pas glisser sur le sang frais. La scène est rude et ramène à ces douleurs que l’homme est parfois capable de s’infliger à lui-même. Le peuple d’Ogotaï sacrifie ses ennemis à la gloire de son dieu, et il le fait au rythme d’un génocide. Si l’on cherche des références à ces pratiques dans cette région du monde, on voit que dans la religion Maya, entre autres, le sang était le lien entre les hommes et les dieux. Ceux-ci se nourrissaient de l’énergie des hommes par l’intermédiaire de leur sang et, en échange, accordaient leurs faveurs. Le soleil notamment, qui disparaissait la nuit, avait besoin d’énergie à son retour. Les prêtres sacrifiaient donc des hommes, mais aussi des enfants. Des prisonniers de guerre le plus souvent. Les objets sacrés étaient bénis par le sang. Les hauts dignitaires s’automutilaient et pratiquaient la saignée pour s’attirer les faveurs des dieux.
Dans ce contexte, la guerre avait ainsi notamment un rôle social : fournir des victimes pour alimenter les cérémonies religieuses.
L’accession au sommet nécessite donc de puissants sacrifices. Pour rejoindre le dieu venu des étoiles, Aaricia perd sa liberté, et Kriss endure la torture d’une vieillesse subite, qui la prive de ses rêves de gloire. Hog y perd la vie, on ne peut guère lui demander plus. Mais c’est ce que Thorgal sacrifie ici qui nous a tous marqués irrémédiablement. On s’attache aux personnages, parfois, et quand ils sont bien écrits et bien animés par les auteurs, on les aime. Et Tjall est un personnage que l’on aime, que l’on a aimé, très fort. Peut-être encore plus grâce à sa mort.
Grzegorz Rosinski est revenu ces dernières années sur les conditions de la disparition de ce personnage. Elles sont finalement tout à fait singulières, certainement à contre-courant du sentiment général. Après ces quelques albums où il leur avait donné vie virtuellement, le dessinateur s’est lassé de Tjall et Arghun, pour toutes sortes de raisons intimes au créateur. Il a eu le sentiment de ne plus rien pouvoir leur offrir, de ne plus pouvoir les animer aussi bien qu’il le voudrait. Il a demandé à Jean Van Hamme s’il était possible de se séparer d’eux.
C’est ce que le scénariste a fait, en offrant deux très belles sorties à ces deux personnages, en commençant par Tjall dans cet album. Pour Thorgal, le coup est rude. C’est un enfant qui meurt dans ses bras. Ce décès saisissant, tellement rapide, tellement inattendu, sèche le lecteur. Pas facile de poursuivre la lecture, et pourtant il en reste des scènes et de l’émotion avant de refermer l’album. Cette mort, et les mots qui l’accompagnent, a le mérite de rétablir instantanément la relation amicale entre Thorgal, Tjall et le lecteur. Le jeune homme entre au panthéon de la série, près de Shaniah ou de la fille de Slive, ces jeunes gens aux destins particuliers et à la fin brutale et cruelle.
Quoi qu’il en soit, Grzegorz Rosinski a dû être touché lui aussi par cette scène et par les émotions qu’elle génère, puisqu’il a offert à l’album l’une des plus belles couvertures de la série.
A suivre dans « Entre terre et lumière ».