La galère noire
Installés dans un village côtier, Thorgal et Aaricia attendent leur premier enfant. Une vie nouvelle, paisible, bouleversée par la venue d’un fugitif rejeté par la mer…
Alors que nous abordons le quatrième épisode de Thorgal, il n’est pas forcément évident de décrire le thème de la série. Nous avions cru qu’il s’agissait des aventures d’un Viking, dans un monde marqué par les légendes du Nord. C’était dans « La magicienne trahie », le tome 1. Puis le tome 2, « L’île des mers gelées », a introduit l’idée que la série allait se tourner résolument vers la science-fiction, avec ses vaisseaux spatiaux et sa technologie rétro-futuriste. Mais finalement le tome 3, « Les trois vieillards du pays d’Aran », a balayé ces premières pistes pour proposer une aventure dominée par la magie, même si les thèmes développés – les mondes parallèles, le voyage temporel – sont également des classiques de la science-fiction.
Qu’en est-il de ce tome 4 ?
Pas de magie. Pas de science-fiction. Pas de voyage entre les mondes, ni de monstre ou de créature fabuleuse. Cette « Galère noire » revient sur terre, avec des hommes et des femmes confrontés tout simplement à leurs congénères. Le choix du scénariste, Jean Van Hamme, est pour le coup particulièrement audacieux et, on va le voir, judicieux. Parce que lorsqu’on a créé un héros surpuissant et qu’on lui a permis d’affronter des rois, des mages, des dieux, des êtres venus d’autres mondes, que peut-on encore lui proposer ? Après seulement trois albums, Thorgal semble avoir déjà affronté tous les pires dangers de son monde. Lorsqu’on est allé aussi haut et aussi loin, comment revenir sur terre et continuer à vivre une vie d’homme tout en captivant le lecteur ?
Pour réussir la reconversion de son personnage, Van Hamme se plonge avec délice dans les classiques de l’aventure humaine, notamment dans un genre qui va devenir l’une des spécialités de la série Thorgal, le western.
Alors plantons le décor et suivons Thorgal et Aaricia dans leur voyage au pays des hommes, pour comprendre comment le héros viking et la princesse en danger ont pu devenir, notamment à partir de cet album, les personnages emblématiques d’une des plus belles sagas de la BD franco-belge.
Cap à l’ouest
Un homme. Une femme. Un cheval.
Voici les trois personnages, intéressants – ou inquiétants, selon le point de vue – qui apparaissent un jour à l’entrée d’un petit village côtier dirigé par le modeste Caleb. La femme est enceinte. L’homme porte les vêtements et les armes des pillards du nord, ces fameux Vikings, craints et haïs par les peuples de la côte. Le cheval est fort.
Constitué de quelques maisons, dont la plupart sont seulement des huttes, le village accueille les étrangers avec méfiance. Être paysan, en ce monde, c’est être une cible immobile et fragile, une proie possible pour les loups à tête casquée. Le visiteur est rare, la région est peu habitée. Mais la femme attend un enfant et cherche le repos. L’homme a le visage ouvert et les mains caleuses. Et le cheval est un trésor que personne, dans le village, n’a les moyens de posséder.
Il se trouve, d’ailleurs, que suite à quelques décès ou concours de circonstances, une hutte est libre au cœur du village. Alors, malgré l’appréhension, il est décidé de faire bon accueil à cette nouvelle famille.
Contrairement aux tomes précédents, les premières pages de « La galère noire » prennent ainsi leur temps pour nous présenter ce nouvel univers et peut-être nous laisser croire que, finalement, tout s’arrange pour le jeune couple et qu’une vie nouvelle et paisible s’offre à eux.
Mais le grain de sable n’est jamais loin. Deux personnages majeurs de la série, Shaniah et Galathorn, vont faire leur apparition et bouleverser l’existence de Thorgal et d’Aaricia. Ils parlent et agissent peu, pourtant, dans cet album. Quelques pages pour Shaniah, quelques cases pour Galathorn. Mais le scénariste cisèle leur rôle avec beaucoup de soin. Chaque mot et chaque acte de ces deux individus vont surprendre tout autant les lecteurs que les personnages, et faire glisser la petite communauté paysanne vers l’un des drames les plus noirs de la série.
Et pourtant, tout avait si bien commencé !
Le cercle familial
Thorgal et Aaricia se sont donc installés dans leur première maison. Grâce au ventre arrondi de la jeune femme et à cette petite hutte au cœur du village, nos deux héros semblent ainsi entrer, à partir de « La galère noire », dans leur véritable histoire commune.
Jusqu’ici, nos amoureux ont vécu une relation instable. La vie de couple leur est refusée. Cette constante a forcé Thorgal à affronter les pires dangers. Pourtant ils s’aiment, ils veulent s’aimer, mais le monde entier refuse leur relation et veut les marier à quelqu’un d’autre. La jeune Aaricia est attachée, emprisonnée, enlevée, droguée… et son malheureux compagnon se voit obligé, pour notre plus grand plaisir, d’affronter les dangers pour reformer ce couple désiré.
Les deux jeunes gens n’ont pas brûlé les étapes. Le tome 1 a permis à Thorgal de faire son retour au sein de la communauté viking dirigée par le père d’Aaricia. Le tome 2 a validé l’idée d’un mariage, mais aussi d’un départ. Mais voilà qu’Aaricia attend désormais un enfant. S’il naît, s’il vit, il sera le trait d’union définitif entre les deux jeunes gens. Ils formeront une famille.
C’est ce qui fait la spécificité de la série Thorgal, même aujourd’hui, alors qu’elle approche doucement des 40 albums et a dépassé 40 ans d’existence. L’indomptable guerrier Thorgal est en train de devenir époux et père, et de faire de sa famille l’élément essentiel de sa vie aventureuse.
Dans cet album, Thorgal fait l’effort de se sédentariser quelques temps, mais il semble en souffrir un peu. La perspective de devenir père, de fonder une famille, l’inquiète peut-être. Il est jeune, se sent-il capable d’assumer une telle responsabilité ? Il est libre, se sent-il capable de vivre et agir désormais pour d’autres que pour lui-même ?
Alors, le soir, quand il a terminé d’accomplir son labeur dans les champs et de prendre son repas dans la maison commune du village, Thorgal rejoint son cheval et galope dans la pénombre du soir naissant. Grisés par le vent, les embruns et la vitesse, l’homme et l’animal s’échappent le temps d’une course folle.
Aaricia n’est pas dupe. Mais elle est heureuse, choyée et protégée. La chute sera rude, le coup sera violent et cruel.
Et pourtant, tout avait si bien commencé !
Duel au soleil
Les rebondissements s’enchaînent tout au long de l’album, le calme des premières pages ayant été vite oublié. Combats, fuites, mises à mort avortées, Thorgal affronte le danger sans temps mort et fait appel à toutes ses ressources, notamment la chance, quand il profite du cri d’alarme d’une esclave apeurée, de la lame d’une flèche plantée près de ses liens, ou de l’intervention musclée de ses anciens compagnons vikings.
Au cours de cette lutte sans fin pour sa survie, il se découvre un camarade charismatique et puissant, l’intrigant iarl Ewing.
Ewing est un seigneur de la cour de Shardar-le-puissant, le roi d’un immense territoire dominé par la forteresse de Brek Zarith. Contrairement à beaucoup de courtisans – que nous découvrirons plus tard dans la série – Ewing est un homme fort, courageux et capable. Il sait se battre et mener des hommes. Son roi lui fait suffisamment confiance pour lui laisser récolter l’impôt auprès de ses vassaux, et pour surveiller et protéger son fils, le malheureux Véronar, un prince cruel et incapable qui se destine à succéder à Shardar.
Malgré sa position, Ewing sait qu’il ne peut rien espérer de plus. Il sait aussi que Véronar se débarrassera de lui lorsqu’il accédera au trône. Il cherche une solution et croit l’avoir trouvée, à bord de la galère noire, lorsqu’il y découvre le prince Galathorn, un autre héritier potentiel pour le trône. Serait-ce l’occasion rêvée pour faire basculer l’histoire ?
Au début de l’album, Ewing apparaît à la tête d’une petite troupe armée, pas forcément très dangereuse pour un guerrier comme Thorgal, mais fabuleusement léthale pour une petite communauté de paysans. Lorsque Thorgal est piégé par Shaniah et qu’il comprend qu’il va être difficile pour lui de se faire innocenter, le Viking choisit l’action et la fuite, la liberté. Il éloigne ainsi le danger de sa femme et des villageois, tout en préparant sa contre-attaque. Ewing est instantanément séduit par la fougue et la valeur martiale de son ennemi.
Ce premier fait d’armes ouvre une relation étonnante entre les deux hommes. Alors que tout les oppose a priori, ils vont par la suite se sauver mutuellement la vie chacun leur tour à plusieurs reprises, s’allier, combiner leurs talents, et vaincre. Ils sont pourtant bien différents et leurs objectifs ne sont pas vraiment les mêmes, mais les circonstances et leur charisme commun font le nécessaire.
L’aboutissement inattendu de cette relation est le duel qui vient clore l’album. Un duel de western, en plein soleil, dans un espace jonché de corps et cerné par les ruines. Les deux adversaires se font face et s’affrontent, l’arme de tir à la main.
L’attitude d’Ewing peut sembler curieuse. Il aurait pu fuir, à la fois pour échapper à la colère de Thorgal et pour partir à la recherche de Galathorn. Il aurait pu tuer Thorgal, s’il craignait la force et la rage de son ancien compagnon. Mais il choisit de rester. Il choisit d’expliquer, de raconter, de s’excuser. Puis de mettre en place un simulacre de combat, qui doit donner l’illusion d’être loyal.
La méthode employée par Ewing laisse peu de doutes sur ses motivations. S’il est resté, s’il attend Thorgal, c’est parce qu’il veut l’affronter. Il veut le vaincre. Thorgal l’a impressionné, encore et encore. Alors qu’il était seul et sans armes, il a réussi à vaincre les hommes d’armes, les bêtes sauvages et les dangers. Thorgal s’échappe et gagne sans cesse. Ewing a pris conscience qu’il fait face à un homme d’une valeur peu commune. Un homme qui est, peut-être, plus fort que lui. Un homme qui mérite aussi le respect, qui mérite la vérité mais qui risque, à cause de cette vérité, de devenir un problème.
Alors le iarl choisit la confrontation. Il choisit le terrain, il choisit les armes, et se donne les moyens de l’emporter à coup sûr, tout en soulageant un peu sa conscience. Il s’agit ici d’un combat de leaders, de l’affrontement entre deux champions.
Ewing va perdre, bien sûr, parce qu’il affronte quelqu’un qui dispose de ressources mentales et physiques inouïes. Mais au moment de glisser vers la mort, il ne peut s’empêcher d’avouer à Thorgal son admiration, peut-être à la fois pour ses compétences de guerrier et pour la justice de ses actes.
Malheureusement, au cœur du village dévasté et de l’amas de corps sans vie, le message de paix et d’amitié arrive trop tard, et laisse Thorgal seul face au désespoir.
Absurde et inéluctable
Après avoir refermé « La galère noire », si on prend le temps de réfléchir au déroulement des faits, on ne peut pas s’empêcher de se dire… « et si ? ».
Et si Thorgal n’avait pas frappé Shaniah ? Et si elle n’avait pas volé le cheval ? Et si Galathorn n’avait pas attaqué la jeune fille ? Et s’il l’avait tuée ? Et si elle n’avait pas menti à Ewing ?…
Les questions peuvent se poser indéfiniment.
L’album est basé sur une succession sans fin de mauvais choix, de paroles mal placées, de rencontres malencontreuses. On peut éventuellement se réjouir de la victoire des Vikings – même si elle se joue au prix du sang des hommes de Brek Zarith, qui ne sont pas pires que d’autres – ou de la libération des esclaves – même si certains d’entre eux sont sûrement de dangereux criminels, et qu’on ne sait finalement pas trop ce que les Vikings vont faire d’eux. Mais l’enchaînement des faits, la succession de mauvais hasards et de malentendus donne au lecteur, comme au personnage, l’impression d’être piégé et de ne pas pouvoir en sortir.
Thorgal n’aurait jamais dû être contraint de monter dans la galère de Véronar. Ewing n’aurait pas dû voir en lui l’allié qu’il semble chercher contre son maître Shardar. Et pourtant tout s’enchaîne, comme une machination ourdie par les dieux. La force de Jean Van Hamme, et de son complice Grzegorz Rosinski, est de livrer un récit qui happe le lecteur, et ne le libère même pas en tournant la dernière page. On finit « La galère noire » sidéré, à se demander quand tout a pu basculer et ce qui aurait pu être fait pour éviter cette succession de catastrophes. Le titre de l’album en deviendrait presque un jeu de mots, qui fonctionne aussi bien au sens propre qu’au sens figuré. Bien qu’il soit réactif et efficace, Thorgal reste malgré tout le jouet des événements et paye son impuissance au prix fort.
Allez, un dernier « et si » ? Et si l’album s’était arrêté à la page 41 ? Vous y avez pensé, non ? Thorgal et Jorund sont vainqueurs. La galère noire est libérée, les Vikings sont riches. Ewing a quitté le navire et semble donc avoir échappé à son sort, peut-être pour rejoindre le mystérieux Galathorn. Comme à la fin de « L’île des mers gelées », Jorund propose à Thorgal de tenir un rôle important au sein de la communauté viking, et cette fois-ci celui-ci pourrait l’envisager puisque Gandalf-le-fou est mort. Mais Thorgal choisit de partir, bien sûr, de rejoindre sa femme, de voir naître son enfant. Tout est bien qui finit bien, voilà un album bien ficelé et finalement plutôt tranquille pour nos héros.
Oui… mais il nous reste encore sept pages avant de le refermer. Sept planches. C’est court. C’est long. Absurde et inéluctable, voilà le destin de Thorgal, voilà ce qui caractérise les aventures effarantes de notre héros. Nous allons découvrir l’infâme destin qui était prévu pour la petite communauté qui a eu le malheur d’accueillir Thorgal et Aaricia. Nous allons souffrir pour Caleb et les autres, et même pour Shaniah, dont le dépit amoureux et les gros mensonges ne méritaient pas pareille sentence. Nous allons voir Thorgal tuer son nouvel ami, et briser son arc pour l’avoir fait. Nous allons ressentir comme lui la perte d’Aaricia et de son enfant, la fin prématurée de cette famille qui voulait prendre racine et goûter au bonheur.
Les épaules basses, les poings serrés, Thorgal s’éloigne en nous tournant le dos. Il lègue les morts qui l’entourent à Shaniah, mais aussi au lecteur sidéré, qui doit refermer l’album en ressentant tout autant le goût de la défaite.
Voilà le prix à payer, pour suivre l’histoire d’un homme en quête d’amour, de justice et de liberté, dans un monde qui refuse obstinément de les lui accorder.
A suivre dans « Au-delà des ombres ».