La magicienne trahie
Condamné à mort pour avoir aimé la fille de son roi, Thorgal Aegirsson est sauvé par une étrange femme rousse accompagnée d’un loup. En échange de sa vie, il devra lui obéir aveuglément pendant un an, et l’accompagner dans sa quête vengeresse.
Terrain des premières aventures de Thorgal, cet album est partagé en deux histoires totalement distinctes.
La première, « La magicienne trahie », s’inscrit au cœur de la saga en développant des personnages majeurs — Thorgal, Aaricia, Gandalf et Slive — et en posant les bases de l’univers et des thèmes de la série.
La seconde, « Presque le paradis… », est un ajout réalisé après les premiers épisodes, en vue d’une parution en album. Un ajout réussi, un peu hors-série mais plein d’émotion et de magie.
Une rencontre
L’histoire de Thorgal commence par une rencontre, entre un dessinateur polonais, connu dans son pays mais désireux de percer à l’ouest, et un scénariste belge à la recherche de nouveaux projets. Grzegorz Rosinski et Jean Van Hamme se croisent en 1976, et décident de travailler ensemble.
S’il a surtout travaillé en tant qu’illustrateur, Rosinski a déjà fait de la BD en Pologne. Van Hamme écrit des scénarios depuis une dizaine d’années, tout en étant représentant commercial, mais il souhaite faire de l’écriture un métier à plein temps.
Ensemble, ils vont créer un nouveau personnage, un viking atypique, naviguant au sein d’un univers mêlant mythes, magie, western, science-fiction et romance. Un étonnant pari… Les deux auteurs ne se quitteront plus pendant 30 ans.
Vous trouverez plus d’infos sur cette rencontre et cette genèse dans la partie Collection, en suivant ce lien.
La magicienne trahie
La toute première image de la série nous montre un pied, une jupe, et un dos balafré ! La mer, la violence des éléments et des hommes, le froid, la haine et l’amour… Un condensé de la série est réuni dans les deux premières planches, avec un dialogue culte entre Thorgal et Gandalf, beau-père au regard fou qui marque le visage de Thorgal du bout de son épée, lui offrant ainsi le signe distinctif qui lui aurait manqué, la marque du héros.
Voici d’ailleurs la première et dernière fois de sa vie d’adulte où Thorgal apparaît sans sa cicatrice.
Accompagnée d’un titre en léger décalage avec son contenu, la première histoire de Thorgal ne dispose que de 30 planches, mais elle donne le ton que conservera la série tout au long des aventures du fils des étoiles : vikings rugueux, mythes et magie, héros à la grandeur d’âme proportionnelle à son courage.
On peut remarquer le très net découpage de l’histoire en paquets de 6 planches. Comme pour beaucoup de séries à l’époque (1977), l’habitude était de prépublier les planches de BD dans des revues spécialisées. L’une des plus célèbres était la revue Tintin, qui prépubliait les albums du Lombard. L’accueil réservé aux nouveaux personnages pouvait être déterminant avant une éventuelle publication en album.
Le découpage de ce premier album a entièrement été pensé en vue de la prépublication dans Tintin, afin de rendre l’histoire compréhensible pour tous. C’était d’autant plus nécessaire que la prépublication s’est étalée sur plusieurs mois en Belgique, puis autant en France (chaque pays avait son propre « Tintin », avec des rythmes de publication différents). Voici ces 5 parties de 6 planches chacune, avec leur titre respectif :
Le fils des orages (p.3-8)
Les anneaux de Freyr (p.9-14)
La fête du Jøll (p.15-20)
Les Baalds (p.21-26)
Un drakkar de glace (p.27-32)
Ce découpage donne d’ailleurs un rythme particulier et plaisant à cette histoire, peut-être un peu plus naïve que les suivantes, mais qui laisse tellement de questions en suspens qu’elle ne peut qu’inciter à lire la suite !
Voici les premières couvertures de Tintin ayant mis Thorgal et « La magicienne trahie » à l’honneur (cliquez pour agrandir).
La première est celle du Tintin belge du 22 mars 1977, contenant les premières planches de l’album. Thorgal partage l’espace avec Olivier Rameau, Comanche et Bernard Prince, héros bien plus célèbres que lui. Vous remarquerez que l’image a été inclinée et retouchée, et que pour tenir dans la case Thorgal se retrouve affublé d’un incroyable falzar, un peu comme le froc de Bruce Banner après une transformation en Hulk. Quant à Gandalf, sa superbe tunique rose est remplacée par un torse nu et une jupette grise, avec la cape rouge qui va bien. La classe, les mecs.
La deuxième couverture marque la première apparition de Thorgal en tête d’affiche du Tintin français, le 28 février 1978. La revue en était au 4ème épisode de 6 planches, « Les Baalds », et la scène était fort bien choisie.
Une saga familiale, déjà
Les quatre principaux acteurs de ce premier tome forment une drôle de famille ! Le père haï, brutal et puissant, le gendre indomptable et mal-aimé, la fille convoitée au mépris des traditions, la belle-mère désirée, implorée, à la vie sacrifiée.
Emprisonnée dans la pierre pendant 10 ans, Slive est désormais emprisonnée dans sa haine. Elle est, un peu, la première mère de Thorgal dans la série ; il en aura d’autres. Pour assouvir sa vengeance, elle s’adjoint un fils de circonstances, un jeune homme qu’elle sait rejeté par son clan et qu’elle soumet grâce à un serment d’allégeance, et des promesses de vengeance et de liberté. Elle croit à tort qu’il est comme elle, qu’ils ont un but commun, et qu’il restera à ses côtés pour toujours.
Finalement, Slive reçoit une leçon. Une leçon d’amour et de courage, venue du jeune homme qu’elle pensait manipuler. Et c’est à ce moment que commence véritablement l’histoire de Thorgal, lorsqu’il parvient à toucher le cœur de ceux qui l’entourent par des paroles et des actes qui vont bien au-delà de ses talents guerriers.
Impressionnée, séduite, Slive s’en va. Mais elle reviendra, et cette fois ce ne sera pas pour se venger de Gandalf-le-fou. Ce sera pour Thorgal.
Une histoire de noms
Les personnages principaux de « La magicienne trahie » ont tous une histoire, leur nom également.
Thorgal, le héros, n’a été choisi par hasard. Il fallait trouver un nouveau personnage pour le journal Tintin, hebdomadaire qui paraissait en France et en Belgique et publiait les séries du Lombard. Cow-boys et aventuriers existaient déjà. Alors, pourquoi pas un viking ?
Pour choisir les noms de ses personnages, Jean Van Hamme travailla par assonance, à partir de noms scandinaves. Pour son personnage principal, il choisit un nom de guerrier, Ragnar, du nom d’un pirate danois qui participa notamment au pillage de Paris en 845, sous le règne de Charles le Chauve. Un nom qui évoque également le Ragnarök, crépuscule des dieux, la bataille de la fin des temps qui est au cœur des mythes vikings (voir l’album « Géants », 22ème tome de Thorgal).
Un nom de famille lui fut tout de suite choisi : Aegirsson, basé sur Aegir, puissant géant des mythes, maître des océans.
Les premières planches ont donc été écrites et dessinées pour Ragnar, pas pour Thorgal ! Mais très vite, un problème se pose. Ragnar, le viking, existe déjà.
Une série dont le personnage principal porte le même nom a été publiée, de 1955 à 1969, dans les revues Vaillant et Pif Gadget (par Eduardo Coelho et Jean Ollivier, actuellement partiellement publiée par Glénat). Il fallut donc changer le nom du héros. Van Hamme reprit ses assonances, et décida cette fois de créer lui-même un nom, en se basant sur celui du dieu scandinave le plus connu, le dieu Thor. Le héros s’appellera donc Thorgal Aegirsson, nom traduit dans la série par « Envoyé de Thor, fils d’Aegir », c’est à dire « Envoyé des orages, fils des océans ». Un nom qui prendra toute sa valeur dans la première histoire de l’album « L’enfant des étoiles » (tome 7).
Voici une jolie curiosité : un extrait de l’une des premières planches de « La magicienne trahie », avant les retouches qui donneront à Thorgal son nom définitif. Découvrez donc les aventures du valeureux Ragnar !
Le nom d’Aaricia sonne moins viking, et pour cause, il ne l’est pas ! Pour ce personnage féminin qui, dans cette histoire, reste un personnage secondaire, Jean Van Hamme a repris le nom d’un autre personnage secondaire qu’il avait créé pour un autre de ses héros, Largo Winch (voir la biographie de l’auteur).
Alors que les contours de sa nouvelle série BD — Ragnar ! — se dessinaient, Van Hamme travaillait en 1976 sur l’adaptation en roman des aventures d’un autre héros, le milliardaire Largo Winch, inventé pour la BD en 1973 mais jamais publié. Dans « Le groupe W », roman qui paraîtra presque jour pour jour au moment de la première publication de Thorgal dans Tintin, le beau Largo rencontre Aricia Del Ferril, jolie argentine aux cheveux bruns et aux yeux gris.
Le scénariste donna donc le même nom à ses deux héroïnes, n’imaginant pas que les deux séries deviendraient des best-sellers vendus à des millions d’exemplaires. Le double A, au début d’Aaricia, donna à son nom une petite touche ethnique bienvenue.
Dernière anecdote sur ce nom, Largo Winch fut finalement adapté en BD bien plus tard, en 1990 (avec Philippe Francq, chez Dupuis). Thorgal et Aaricia étant devenus des stars de la galaxie Van Hamme, le scénariste choisit de ne pas réutiliser le nom de sa jolie héroïne, qui fut renommée Charity Atkinson et devint anglaise.
Le nom de Gandalf-le-fou est lié à une anecdote bien connue.
Pour beaucoup de lecteurs de fantasy, Gandalf est surtout le puissant mage gris de l’épopée du seigneur des anneaux, œuvre majeure de l’auteur anglais J.R.R. Tolkien. Très célèbre aujourd’hui, notamment grâce à l’adaptation au cinéma par Peter Jackson au début des années 2000, la saga de Tolkien était beaucoup moins connue du grand public dans les années 70. Elle venait tout juste d’être traduite en français.
Van Hamme choisit donc ce nom qui sonnait bien – Tolkien a beaucoup pioché dans les mythes scandinaves pour choisir les noms dans ses romans. Comment imaginer que ce nom deviendrait doublement célèbre ? Peut-être un nom porte-bonheur.
Presque le paradis…
La seconde partie de l’album nous propose une histoire complètement détachée de la première. 16 pages magnifiques, découpées cette fois en deux tranches de 8 planches. Les deux parties ont été prépubliées en janvier et février 1979 dans le Tintin belge, et un an plus tard dans le Tintin français, peu avant la parution en album (voir ci-contre la couverture accompagnant la prépublication dans Tintin — cliquez dessus pour l’agrandir). Cette courte histoire fut donc un peu le teaser de lancement de la série en albums.
Elle permit de compléter la première partie du cycle de la Reine des Mers Gelées — la suite étant dans le tome 2 de Thorgal, « L’île des mers gelées » — afin de proposer un album de 46 planches, la norme. On peut s’interroger : où placer ce court récit dans la saga ? Thorgal a déjà sa cicatrice au visage, et c’est ici que disparaît Fural, le cheval de Thorgal, apparu dans « La Magicienne trahie ». Lorsque Thorgal et Aaricia quittent le village après leur mariage, dans « Les trois vieillards du pays d’Aran » (album 3), Fural n’est plus là. On peut pourtant difficilement imaginer que Thorgal ait disparu pendant un an à cette époque de sa vie, juste au moment où il s’apprêtait à quitter le village avec sa jeune épouse ! Mystère donc…
La mise en couleur est moins flashy qu’en début d’album, le trait plus fin et plus précis. Tout au long de la série, Rosinski fera fréquemment évoluer ses choix artistiques, son matériel, son encrage… Ce sera une constante dans Thorgal.
L’histoire, émouvante et cruelle, joue avec le lecteur jusqu’à la dernière case. Elle aborde déjà le jeu temporel, comme le feront plusieurs autres albums, chacun à leur manière, chaque fois différente : « Les trois vieillards du pays d’Aran », « Le maître des montagnes », « La couronne d’Ogotaï ».
Poursuivi par des loups, Thorgal tombe dans un gouffre qui lui fait quitter l’hiver froid et dangereux du monde réel pour rejoindre un paradis chaud et lumineux, habité par trois sœurs extrêmement séduisantes. Les loups du haut sont remplacés les belles du bas. Le paradis est idéal – lumineux, chaleureux, érotique. Une sorte de fantasme masculin idéal.
La vie des trois sœurs est-elle enviable ou terrifiante ? Enfermées dans leur prison temporelle, elles ne peuvent que rêver du monde, alors que leur paradis intime leur donne tout, et les prive de tout. On offre à Thorgal l’amour, le repos, la vie éternelle. Un autre que lui aurait pu succomber, mais il choisit de fuir ce paradis pour conserver son bien le plus cher, la liberté.
Thorgal prend son envol
Le succès en revue semblant gage de succès en album, Thorgal va quitter le berceau de Tintin en 1980. Il faut dire que ses premières aventures ont été très bien accueillies par le public, et que les deux auteurs ont reçus plusieurs prix BD avant même la parution en livre.
Voici le premier pitch de la série.
Thorgal Aegirsson nous vient tout droit de l’univers inquiétant des brumes du Septentrion, là où se côtoyaient jadis les dieux, les hommes et les légendes.
Coupable d’être aimé de la trop belle Aaricia, Thorgal est condamné à mort par Gandalf-le-Fou, roi des Vikings du Nord. Mais une étrange magicienne l’arrachera à son sort en échange d’un pacte redoutable…
Voici la couverture du tout premier album, telle qu’elle fut imprimée dans les premières semaines de 1980. La chevelure flamboyante de la « magicienne » est mise en valeur, Thorgal et son terrible opposant semblant émerger des cheveux de Slive. La composition de l’image place Thorgal en position de faiblesse face au monstre et à son mentor, mais il saura reprendre la main par la suite.
Cette superbe couverture a finalement peu changé depuis, à part quelques détails. Il n’y avait pas de numéro sur la tranche, on pouvait lire une courte biographie des auteurs — avec leur signe astrologique — et le jeune couple Thorgal-Aaricia n’était pas encore accompagné des enfants. A l’intérieur de l’album, le beau Thorgal faisait en 1ère page une promo plutôt marrante du journal Tintin.
A noter que les deux premiers albums de Thorgal ont été édités en même temps, à quelques milliers d’exemplaires seulement, ce qui leur donne aujourd’hui une certaine valeur chez les collectionneurs.
Van Hamme choisit dès les premières planches de faire de ses héros des personnages guidés par leurs émotions et leurs valeurs. Haine, amour, courage… Ce sont aussi des personnages pleins de mystères. D’où vient Slive, quels sont ses pouvoirs ? Comment s’est forgé l’amour entre Aaricia et Thorgal ? D’où vient le beau guerrier, aux origines mystérieuses ? Pourquoi est-il tant haï par le père d’Aaricia ?
Pas ou peu de réponses dans cet album, il faudra lire la suite. C’est l’une des forces de la série Thorgal : les personnages se livrent peu, le scénariste s’amusant à parsemer leur parcours de zones d’ombres. Des zones d’ombres qu’il ne comblera parfois jamais.
Ces mystères, ces histoires cachées, à nous lecteurs de les rêver.
La suite dans « L’île des mers gelées »…