La marque des bannis
L’unique survivant d’une expédition balayée par Shaïgan-sans-merci parvient à rentrer au village. Découvrant que Thorgal est responsable de leurs malheurs, les Vikings du Nord décident d’infliger à Aaricia et à ses enfants le plus terrible des châtiments.
Pour ce petit jeu, la première planche de l’album est un candidat idéal.
La construction de la page est assez singulière pour un Thorgal, puisqu’elle s’écarte brièvement de la traditionnelle « grille » de 6 à 9 cases de la série pour une présentation en bandeaux successifs.
Planche 1 – Découpage en 4 bandes
Planche 9 – Découpage classique
Le découpage original de cette première planche se fait quand même dans le respect de l’équilibre classique des planches. Réunis, les deux bandeaux étroits font la même taille que l’un des bandeaux larges, reconstituant le rythme ternaire du découpage vertical classique. On voit d’ailleurs que le bandeau large du bas est bien aligné sur celui des pages suivantes. Original, oui, mais dans un cadre défini.
Passons aux vignettes ! La première présente un groupe de femmes que l’on ne connaît pas, le visage triste et gris, l’allure austère. Il y a du vent, du froid. Le vide de la case fait déjà écho au vide intérieur de ces femmes. Qui sont-elles, que regardent-elles, qu’est-ce qui les rend si tristes, si soucieuses ?
La deuxième case retourne la caméra, pour exposer un panorama dominé par la mer et les montagnes. Un vide minéral, sous une lumière déclinante très bien simulée par la mise en couleurs de Graza.
L’unique bulle complète le sentiment de vide. Ces femmes sont là parce qu’elles attendent quelque chose. Les mots sont bien choisis. On comprend qu’elles attendent depuis très longtemps, et que la réunion d’aujourd’hui est devenue une triste habitude.
La troisième case nous emmène ailleurs, dans la forêt, auprès d’un homme en très mauvais état. Il est seul, il est blessé. Plus que l’encrage, c’est la mise en couleurs qui nous fait comprendre que la scène se passe un moment après celle qui était présentée au-dessus. Cette case permet ainsi de faire défiler le temps rapidement et d’indiquer la rupture horaire entre la case précédente et celle du bas de la page.
Deux mystères se chevauchent et happent le lecteur : celui de ces femmes face à la mer, et celui de cet homme isolé. On sent que les deux sont liés, mais rien ne permet de dire en quoi. Le lecteur est ferré.
La quatrième case est construite autour de trois idées. Si on suit l’ordre logique de lecture, de gauche à droite, on peut dire que la première idée est de nous donner quelques réponses à nos interrogations. En quelques mots échangés entre elles, les femmes sur la gauche nous permettent de comprendre en quoi consiste leur longue attente. Elles répondent ainsi aux questions muettes que posaient les deux premières cases.
L’une de ces femmes, placée au centre du groupe, attire les regards et l’attention des autres – ainsi que celle du lecteur. Pour insister sur son rôle, la coloriste l’a parée de couleurs qui la démarquent du reste du groupe, plus neutre.
Au second plan, mais bien placée au centre, nous retrouvons une famille bien connue. Aaricia est dans la lumière, près d’une jeune femme qu’on identifiera ensuite comme étant Solveig. A leurs pieds, Jolan a une conversation animée avec une jeune fille. Muff est là, aussi, ainsi qu’une petite fille brune qui préfère rester discrète pour le moment. Ce n’est pas encore son heure, elle fera sa vraie première apparition publique en page 5.
Malgré sa place centrale, la famille reste discrète et peut même échapper à la vigilance du lecteur pressé, d’autant que les enfants ont bien changé depuis leur dernière apparition, dans « La gardienne des clés ». Muff est sûrement l’élément-clé permettant de les reconnaître à coup sûr.
La troisième idée, dans cette image, est de présenter au lecteur une scène de vie quotidienne d’un village viking. Bon, il faut bien l’avouer, on attend tellement de savoir où est Thorgal, ce qui arrive aux Vikings, qui est l’homme dans la forêt… L’œil ne va pas s’attarder, mais l’intention est là, la reconstitution est agréable. Et surtout elle permet au lecteur, qui connaît bien la série, de comprendre que nous sommes chez les Vikings du nord, que nous sommes en hiver, et que pas mal de temps a passé depuis le départ de Thorgal.
Si on s’attarde quelques instants sur la scène, on y voit pourtant beaucoup de choses. Nous sommes dans l’une de ces grandes bâtisses typiques du monde scandinave, ces maisons communes où se réunissaient les familles le soir. Les femmes vaquent à toutes sortes d’occupations quotidiennes (voir la partie « à propos »), entourées d’enfants qui jouent près de la chaleur du foyer. Il y a bien quelques hommes, quand même, des vieillards, qui discutent près de l’entrée du bâtiment. L’un d’entre eux, avec son bâton et sa couronne, fera plusieurs apparitions marquantes tout au long de l’album. On peut aussi noter le chaudron suspendu, le métier à tisser vertical, les tentures étirées sur les murs pour préserver la chaleur, la mère et son bébé qui côtoient des femmes âgées, afin d’exprimer le mélange des générations.
En une case, voilà que nous connaissons le lieu, le moment, le nœud du problème et tous les personnages du début de l’album, après avoir vécu un suspense qui est monté crescendo. C’est fort, non ?
Passons maintenant à la page 11, à la neuvième planche. Beaucoup plus bavarde, cette planche est le pivot de l’album, celle qui voit Aaricia et ses enfants basculer du statut de princes héritiers à celui de parias honnis. La jeune femme y voit ses certitudes bousculées une à une, alors qu’on lui jette à la figure des faits et des suppositions qui font de son mari un meurtrier, un traître, parti avec sa pire ennemie pour une vie d’aventure et de piraterie.
Le dessin y est splendide. On y voit la tristesse, la colère et la haine ressenties par les femmes vikings qui viennent d’apprendre la perte des leurs. On y voit la surprise et la réflexion douloureuse sur le visage de la malheureuse Aaricia, notamment lorsqu’elle comprend que Thorgal est allé rejoindre Kriss de Valnor.
Il est intéressant de comparer les versions noir et blanc, et couleurs, de cette même planche, afin de voir à quel point le travail des artistes est complémentaire.
En observant par exemple la version noir et blanc de cette case, on voit qu’Aaricia est placée au centre et que tous les personnages secondaires de la scène sont tournés vers elle. Le focus est placé sur notre héroïne, d’autant que les bras et les regards sont pointés sur elle. Un espace a quand même été libéré pour permettre de voir que Jolan et Louve sont présents. Les autres cases de la page font aussi en sorte de laisser apparaître les deux enfants, malgré la cohue.
Observons maintenant la version colorisée. Dans l’ensemble des dessins de la page, les personnages principaux sont mis en valeur par des couleurs lumineuses et tranchées, notamment Aaricia et ses deux enfants. Autour d’eux, la foule est sombre et terne, avec des couleurs de nuit. Le procédé n’est pas pleinement réaliste, mais il est extrêmement efficace. La foule devient un seul et même personnage, un monstre haineux qui semble acculer Aaricia et les enfants dans leur petit recoin éclairé. La couleur renforce ainsi la lisibilité de la scène et participe même à la mise en scène de l’image. Seuls Vigrid et son fils Erik ont droit à une légère mise en lumière, pour insister sur leur rôle prépondérant dans l’affaire.
Dans l’image ci-dessous, on voit que les femmes en arrière-plan sont à peine esquissées. La version noir et blanc leur donne quand même une certaine place dans l’image, d’autant que les poings de Vigrid sont au niveau de leurs têtes.
La version colorisée finalise le projet. Les femmes sont mises en couleurs sobrement, en plusieurs strates, comme perdues dans la brume. Lumineuse, contrastée et facilement reconnaissable, Vigrid devient l’unique point focal de la scène, tout en faisant partie de la foule.
Voici maintenant une dernière image, qui mérite aussi quelques mots. Elle apparaît au cours du récit d’Erik, lorsque le fils de Vigrid raconte l’expédition désastreuse à laquelle il a pris part. On y voit Shaïgan et Kriss, représentés de façon puissante et semi-fantasmée. Un mélange du ressenti du jeune homme et de ce que peut imaginer son auditoire, qui donne à Thorgal l’aspect d’un puissant guerrier capitaine, mélange de Conan le barbare et du capitaine Albator.
Mine de rien, c’est la seule apparition de Shaïgan – et de Kriss – dans l’album, et ce n’est évidemment pas le Thorgal que nous connaissons qui est représenté ici.
Nous retrouverons deux magnifiques échos de cette image quelques années plus tard, grâce à deux tableaux réalisés par Grzegorz Rosinski. Le premier sera utilisé en illustration de la couverture du BDVD « Dans les griffes de Kriss » en 2006 et pour le film « Lames de fond » consacré au travail de Rosinski, datant de la même année. Le second sera dévoilé pour la sortie de « La bataille d’Asgard » en 2010 et proposé sur un cadre toilé aux heureux acquéreurs de l’édition spéciale de l’album ou en ex-libris dans l’édition de luxe (voir ici).