La montagne du temps
Kriss vient d’abandonner son royaume, bien décidée à retrouver son fils Aniel. Pour cela, elle sait qu’elle doit traverser la moitié de son monde, à la recherche des hommes qui l’ont enlevé. A moins qu’elle ne trouve un moyen plus court, plus rapide… plus dangereux !
Marquée par ses aventures dans l’île où elle avait trouvé refuge, Kriss a pris une décision qui a changé sa vie. La jeune Erwin lui a rappelé ce que c’est d’être une mère. Balayant ses rêves de gloire, l’envie de retrouver son fils la pousse désormais à reprendre la route. Elle doit retrouver Aniel, quoi qu’il lui en coûte.
Après Giulio de Vita et Roman Surzhenko, un nouveau dessinateur rejoint l’équipe et anime désormais les aventures de Kriss. Frédéric Vignaux est l’auteur notamment de Neige origines, Vercingétorix ou aussi des magnifiques couvertures de la collection La sagesse des mythes — le tout, édité chez Glénat. Il arrive avec un dessin précis et dynamique, qui rappellera aux lecteurs l’approche cinématographique chère à Giulio de Vita, créateur de la série.
Au scénario, on retrouve le duo Mathieu Mariolle – Xavier Dorison, déjà à l’œuvre sur le tome précédent. Les premières planches nous proposent un début d’histoire haletant, mystérieux. Kriss passe d’une île à une montagne. L’escalade semble rude !
Autre nouveauté pour cet album, les 48 planches — au lieu de 46 habituellement — sont accompagnées de 6 pages d’esquisses et de story-board, dans un cahier graphique qui épaissit le livre et lui donne un côté plus luxueux qu’à l’habitude. Une idée très agréable, à renouveler ! Dans le cahier, on trouve notamment une reproduction des étapes ayant mené à la réalisation d’une planche, des recherches de personnages, et même quelques Kriss en couleur (voir l’onglet planches).
L’album a paru le 10 novembre 2017.
De nouveaux crayons
Apparue en 1984 dans les pages du journal Tintin, Kriss navigue depuis d’une aventure à l’autre, entraînée toujours plus loin, dévorant la vie et défiant la mort.
Ses voyages ont placé son destin entre les mains de nombreux auteurs, pas moins de quatre scénaristes, quatre dessinateurs et cinq coloristes.
Après avoir réalisé l’album précédent, Roman Surzhenko est retourné s’occuper des autres séries des Mondes de Thorgal. Pour ce septième album, il laisse la main à Frédéric Vignaux, dessinateur talentueux dont le style rappelle celui de Giulio de Vita, premier auteur de la série Kriss de Valnor. Le trait est fin, griffé, soutenu par un encrage précis qui construit l’image, place les ombres et joue avec la lumière.
L’encrage sait aussi devenir épais, sirupeux, quand la nuit tombe et quand la mort rode.
La construction des planches, le cadrage, les angles de vue, reprennent des codes déjà installés dans la série. Ils se nourrissent notamment des aspirations de sa nouvelle équipe d’auteurs, avec des scénaristes nourris de culture cinématographique, et un dessinateur tout de suite au diapason. Les nombreuses scènes d’action sont conçues de façon à ne laisser aucun temps mort, à permettre au lecteur de les vivre intensément.
Plongée, contre-plongée, plans d’ensemble et plans serrés se succèdent. Le découpage des planches est pensé pour que chaque image s’appuie sur celles qui l’entourent.
La mise en couleurs est douce et réaliste, avec des teintes très naturelles. Le nouveau coloriste, Gaétan Georges, dépose des couleurs très texturées, avec notamment des ciels magnifiques. Nettement moins intenses qu’auparavant, les couleurs se démarquent de celles des tomes précédents et contribuent au réalisme des planches.
Avec cet album, la série Kriss de Valnor se distingue visuellement des autres séries thorgaliennes et propose une lecture qui, tout comme son personnage principal, a choisi son propre chemin.
Fromage ou dessert ? Les deux !
Les scénaristes successifs de Kriss de Valnor jouent depuis le troisième album, « Digne d’une reine », avec deux personnages principaux tout aussi importants l’un que l’autre. Jolan et Kriss. Depuis que Thorgal a remis la main sur la série qui porte son nom, Kriss doit partager l’affiche avec le jeune roi guérisseur.
Après un album entièrement consacré à l’aventurière, il fallait bien reprendre dans « La montagne du temps » le fil des aventures de Jolan, sans couper celui de Kriss, dont l’absence serait curieuse dans une série qui porte son nom !
Plutôt que de découper leur histoire en de multiples scénettes, Mathieu Mariolle et Xavier Dorison ont fait le choix audacieux de scinder leur album en deux parties distinctes, liées par un unique dessin central (que vous pouvez voir en suivant ce lien). Chacun des deux héros a ainsi l’occasion de développer sa propre aventure, sans temps morts, sans être dérangé par la progression du camarade.
On est surpris, à mi-chemin, quand Kriss disparaît définitivement des pages de son album. Et pourtant, le procédé permet d’offrir deux histoires denses et fortes, au profil assez différent, et à la lecture fluide. On quitte ainsi le procédé feuilletonnant qui prévaut dans de nombreux albums des Mondes de Thorgal, au profit d’une histoire – ou plutôt de deux – qui se concentre sur elle-même, et qui va au bout de ce qu’elle veut nous raconter.
Au bout ? Pas vraiment, puisque les deux héros savent se mettre en danger, et auront bien besoin du tome suivant pour terminer le travail.
Destins multiples
D’un épisode à l’autre, Kriss se retrouve confrontée aux mystères de son monde. Ceux que Thorgal a si souvent découverts, combattus ou subis. Dans cet album, l’aventurière choisit de se perdre volontairement dans les méandres du temps.
C’est bien du Kriss, tiens. Gagner du temps. Aller vite. Frapper fort, claquer la porte, se jeter dans l’aventure sans se soucier des conséquences.
« Presque le paradis… », « Les trois vieillards du Pays d’Aran », « Le maître des montagnes » ou « La couronne d’Ogotaï » l’ont démontré, il existe dans le monde de Thorgal des passages, des objets ou des rituels qui permettent de traverser le temps ou de s’en affranchir. Ce savoir magique sera même, des siècles plus tard, un savoir technologique maîtrisé par les hommes, au mépris des dieux – si tant est qu’ils existent encore (voir pour cela l’album « La couronne d’Ogotaï »).
Kriss de Valnor ne veut pas d’un voyage qui lui prendrait sûrement plusieurs albums. Thorgal en sait quelque chose, courir après Aniel avec une barque ou un dromadaire demande du temps et des sacrifices. Alors Kriss s’est choisi un guide bien renseigné, particulièrement déterminé, le mystérieux Akzel. Et comme Jolan en son temps, la voilà confrontée aux paradoxes du temps. Face à elle-même, face plutôt à celle qu’elle aurait pu être si sa route avait été différente.
L’épreuve imposée par la dague magique va bien au-delà du voyage. Chacune des Kriss qu’elle rencontre lui rappelle ce qu’elle est, et lui propose une alternative que l’ancienne Kriss pourrait bien trouver séduisante. Il y a des combats, il y a des flancs à gravir. Mais il y a aussi des décisions à prendre.
Portée par ses choix, Kriss devient peut-être peu à peu une personne différente. Aniel devient presque secondaire. Au fond, Kriss se cherche elle-même avant tout. En croisant et affrontant ses doubles, elle rend son voyage intérieur aussi important, et presque plus concret, que son étonnant périple temporel.
Regard vers l’ouest
Le voyage de Kriss fait ensuite une pause et laisse la place aux aventures d’un autre héros qui se cherche, le malheureux Jolan. Le jeune roi guerrier, marié malgré lui, prend enfin le temps de poser son masque et de réfléchir à ce qu’il fait dans la vie.
On ne parle plus du tout de Manthor. Le demi-dieu semble bien loin. Kriss n’est plus là, Thorgal et Aaricia sont presque des éléments du passé.
Privé de repères, Jolan commence à apercevoir le tapis de cadavres qui décore le parcours qu’il s’est choisi. Mieux vaut tard que jamais ! Depuis qu’il vole les dieux et détruit des armées, Jolan n’a pas vraiment pris le temps de réfléchir à ses actes, et de regarder le monde qu’il contribue à créer. La mort d’Arlac a peut-être été le déclic, et les tensions sont vivaces au sein du camp viking.
Alors Jolan quitte sa zone d’inconfort, monte sur son cheval et prend la route, afin d’affronter son nouveau meilleur ennemi et de mettre fin au conflit.
La série Thorgal a toujours su jouer avec les codes du western, et cet album en est un bel exemple. Le road-movie de Kriss laisse place à une confrontation d’homme à homme, au cœur d’un lieu mort pour le moins étrange.
L’histoire de Jolan rappelle ces films de Clint Eastwood, avec ces anti-héros auxquels on s’attache alors qu’ils sont finalement presque aussi sales et sombres que leurs adversaires. Ces westerns crépusculaires, dans lesquels les gentils et les méchants se ressemblent tant qu’on ne fait plus vraiment la différence.
Sur le plan éthique, moral, Jolan a franchi toutes les lignes. Et il doute.
Il a face à lui un homme qui ne doute pas. Magnus ne franchit pas les lignes, il s’affranchit d’elles. Il a foi en son projet tout autant qu’en son dieu. Le combat de Jolan est terrible, parce que cet homme qu’il affronte, il ne veut pas le vaincre, il veut le convaincre.
Kriss et Jolan sont stoppés dans leur élan rédempteur par un album dont la fin est déjà tournée vers le suivant. Ils ont mal, ils ont peur. Leur ennemi les toise. Il les regarde droit dans les yeux.
Prêt à faire vaciller leurs vies.
A suivre dans « Le maître de justice ».