La Selkie
Louve a disparu ! Thorgal et Jolan enquêtent pour tenter de retrouver sa trace, mais l’inquiétude grandit au sein de la famille Aegirsson. Loin de là, dans une île perdue, le vent hurle une plainte lancinante. Un message de mort pour les marins imprudents qui tenteraient de trouver la Selkie !
Thorgal revient en 2020 avec de nouvelles aventures orchestrées pour la seconde fois par le trio d’auteurs Yann (au scénario), Vignaux (au dessin) et Georges (aux couleurs). Les trois auteurs continuent d’explorer les légendes du nord. Après avoir découvert et vaincu le culte de l’ermite de Skellingar, Thorgal découvre une nouvelle île, moins désertique mais tout autant gouvernée par la peur et les croyances.
Mais cette fois-ci, ses enfants sont du voyage, et pas pour le meilleur.
Après avoir été le personnage majeur de sa propre série, Louve retrouve un joli rôle principal. Elle agite le quotidien de sa famille, avec ses certitudes enfantines, ses humeurs, ses excès. Pour le meilleur et pour le pire.
Si vous n’avez pas encore découvert la série Louve, il est toujours temps ! D’autant que son premier tome fête ses 10 ans en 2021. De 2011 à 2017, le dessinateur russe Roman Surzhenko et le scénariste Yann ont animé les aventures de la petite fille et de sa mère Aaricia, pendant les longs mois qu’a duré le voyage de Thorgal vers la lointaine Bag Dadh. Louve y a affronté des demi-dieux, des créatures des profondeurs, des mages et surtout des loups, beaucoup de loups, qu’ils soient animaux, humains ou mythiques.
Trois cycles se sont succédé au sein de sept albums.
Incapable de trouver sa place parmi les Vikings du Nord, Louve passe de plus en plus de temps dans la forêt. Alors qu’une meute de loups fait disparaître un à un les voyageurs de passage dans la région, la petite fille va rencontrer un être aux pouvoirs stupéfiants.
Alors que la famille de Louve se déchire et s’éloigne, la part sauvage de la petite fille la pousse de plus en plus à fuir les hommes. Mais dans les bois, un adversaire terrifiant se lance à sa recherche.
Le cycle des royaumes du dessous
Venus du monde des profondeurs, des êtres malfaisants préparent leur vengeance depuis des millénaires. Bien malgré elle, Louve va être mêlée à une guerre qui pourrait ébranler les fondations de l’univers.
La série vous est présentée dans une page dédiée ICI.
Tout commence ici, dans cette cage qui semble décidément coller à la peau de la famille Aegirsson. Après son père en diverses occasions, Louve découvre la rudesse de cet enfermement, qui prive le prisonnier de tout mouvement. Dans sa cage, la fillette souffre, son corps et son âme éprouvés comme jamais. Pour une petite fille aussi libre, l’épreuve est rude. On cherche à la briser, à la mettre au pas.
Cette première planche de l’album est une belle réussite. Pas de texte, rien que l’image, qui nous plonge immédiatement dans l’histoire tout en instillant interrogation, inquiétude et suspense. Pas de bulle, oui, parce qu’il n’y en a pas besoin !
Comme toujours, Vignaux anime la scène avec soin pour en faire un temps fort inestimable : celui qui peut faire se décider le lecteur hésitant. On lit cette page, et les deux suivantes, et on se dit que cet album mérite bel et bien d’être lu.
En bon metteur en scène, et bien aiguillé par son scénariste, Fred Vignaux sait placer sa caméra. Les planches qui s’intéressent à Louve et nous font vivre sa captivité doivent être intenses, malgré l’immobilité de la fillette et le peu de lumière dans sa geôle.
Dans cette scène poignante, Louve sort du cadre. Le lecteur prend sa place dans la cage. Il voit cette porte, cette lumière, si proche et si lointaine. Il voit la lourde planche se refermer en réduisant peu à peu l’accès au monde. Puis il voit les ténèbres, profondes, zébrées par les fentes du bois qui filtrent une lumière vive. Derrière la porte, la voix de Louve s’éteint, dans l’indifférence feinte de ses gardiens.
La mer est encore une fois un élément fort d’un album de Thorgal. Elle est l’alliée, celle qui porte et transporte, celle qui guide, celle qui autorise le chasseur à traquer le chassé. Mais elle aussi un élément trouble et versatile, capable de broyer le navire du marin maladroit ou pressé.
Thorgal est pressé, aventureux, mais il est aussi sûr de sa force. Il vaut mieux, d’ailleurs, parce que le challenge n’est pas aisé. Cette image saisissante est un temps fort de l’album. La statue marque l’entrée d’un territoire. L’avertissement est énorme à tout point de vue.
Cette scène rappelle bien sûr un autre temps fort de la série, une autre statue sombre qui marquait l’entrée d’un territoire maudit. L’ambiance était tout autre. Il faisait chaud, le silence était à peine troublé par quelques paroles échangées, la menace était différente. Bien qu’abreuvée elle aussi du sang des hommes, c’était une statue érigée par amour, et non par crainte. C’était beau, c’était Qâ, c’était il y a bien longtemps.
Point d’ancrage de l’histoire, la légende de la Selkie est distillée tout au long de l’album, avec notamment un temps central où elle est racontée à deux voix, en deux endroits différents de l’île, par deux alliés différents. Le procédé a nécessité un minutage visuel précis, afin de permettre au lecteur de suivre l’histoire du passé tout en appréciant l’évolution du présent. Les deux narrateurs, tout en racontant la légende, n’oublient pas leurs responsabilités : quand l’histoire prend fin, Jolan est guéri, et Louve, libérée.
Au cours d’une scène répartie sur quatre planches et plus de trente vignettes, Thorgal et Jolan affrontent des monstres marins agressifs. Nos deux héros se retrouvent ainsi entre deux eaux, comme en apesanteur, un véritable exercice graphique pour le dessinateur mais aussi pour le coloriste, dont la complémentarité saute ici aux yeux, encore une fois.
Provoqués par Thorgal, les Foroyens attaquent le père et le fils, avant de les laisser pour morts. On voit ici que la couleur change notablement l’ambiance de la case. Dans ce bain de sang et de mer, les combattants vivent un moment intense et absurde, au cœur d’un carnage rituel invraisemblable et, pourtant, sacralisé.
Le grindadrap, ou grind, est une chasse rituelle qui existe effectivement encore de nos jours dans les îles Féroé, un archipel situé à mi-chemin entre l’Islande et la Grande-Bretagne. Les Féroïens n’y chassent pas le phoque mais le dauphin et le globicéphale, un cétacé du nord. Des centaines d’animaux sont chassés en mer, amenés sur la plage et abattus au couteau, leur sang venant rougir les berges et la mer environnante. La scène à laquelle nous assistons dans l’album est donc bel et bien basée sur une tradition réelle, remontant à des centaines d’années, et toujours vivace.
Les Selkies sont, quant à elles, issues d’anciennes légendes du nord, qui les dépeignent de façon assez proche de celle de l’album.
Dans notre histoire, la tuerie se veut justifiée par la malédiction de la Selkie. Thorgal débarque au sein d’une communauté d’hommes qui vivent dans la peur et la soumission, malgré la force de leur nombre et de leurs bras. Venu chercher sa fille, il va finalement déclencher sans le vouloir la révolution qui mettra fin au calvaire de ce peuple et à celui de l’être qui se cache en haut de la falaise. Jolan a fait disparaître une statue, Thorgal a seulement défié un seigneur. C’est peu, mais cela suffira pour détruire un monde, et peut-être en rebâtir un nouveau.
Paru en pleine pandémie mondiale de coronavirus, cet album vient nous rappeler que l’art, la culture, et de façon générale la création, savent réconforter et maintenir du lien. 2020 ne fut pas une belle année, mais la bande dessinée a malgré tout su être féconde et innovante. Alors profitons de ce nouvel album, et rêvons déjà du prochain !