La Selkie
Louve a disparu ! Thorgal et Jolan enquêtent pour tenter de retrouver sa trace, mais l’inquiétude grandit au sein de la famille Aegirsson. Loin de là, dans une île perdue, le vent hurle une plainte lancinante. Un message de mort pour les marins imprudents qui tenteraient de trouver la Selkie !
Pour ouvrir ce nouvel atelier des auteurs, que diriez-vous de vous infiltrer quelques instants dans les archives secrètes de Fred Vignaux, le dessinateur de Thorgal ?
Fred a dessiné toutes les planches de l’album en noir et blanc, nous en reparlerons, mais il s’est aussi offert une récréation qu’il apprécie particulièrement, en réalisant la couverture de l’édition de luxe de l’album. Cette toile est également — et surtout, pour le grand public ! — en couverture de l’édition spéciale Fnac, une édition limitée proposée au moment de la sortie de l’album.
Allez, venez, tapons sur l’épaule de l’ami Fred pour qu’il nous présente son travail.
Thorgal en tête d’affiche
Un album, deux couvertures. Comme pour les tomes précédents, ce nouveau Thorgal a droit à deux belles images de couverture, différentes selon l’édition que vous choisirez. Pour cet album, Rosinski — pour l’édition normale — et Vignaux — pour l’édition limitée ou de luxe — ont choisi de proposer une scène semblable, avec leur sensibilité propre.
Nous découvrons donc Thorgal et Jolan, cheminant dans une eau rougie par le sang d’animaux sacrifiés et exposés au cours d’une macabre cérémonie. Qu’elle soit destinée à plaire aux dieux, ou à effrayer les visiteurs venus de la mer, la mise en scène est à l’évidence l’un des temps forts de l’album.
Voici pour commencer une mise en place déjà fort aboutie. Contrairement à Rosinski, Vignaux a choisi de plaquer en fond d’image le visage de Thorgal, de profil. Une disposition que l’on retrouve régulièrement tout au long de la série Thorgal. Le dessin du héros viking est déjà très accompli, avec un regard et une expression qui dégagent force et mélancolie. En bas, deux personnages et des « trophées » macabres prennent place de façon sommaire mais efficace.
L’ambiance est posée, l’image sera rouge, bien loin des tons bleu-blanc-gris du tome précédent.
Fred se tourne ensuite vers cette partie basse de l’image. Il y place ses lumières, en masses peu précises mais qui permettent de créer l’illusion de la profondeur. On commence à reconnaître vaguement les deux personnages. Quant aux totems, présentent-ils des crânes, des casques, voire des… têtes ???
L’image suivante est à la fois très proche et très éloignée de la précédente. Elle est proche par l’ambiance et la composition, mais tout le reste a bougé.
L’effort de l’auteur a essentiellement porté sur le profil de Thorgal à l’arrière-plan. L’image est nettement détaillée, tout en conservant des zones imprécises savamment dosées, qui fondent le personnage dans son environnement. Les yeux, la cicatrice, le nez et la barbe sont particulièrement soignés, avec une palette de couleurs très réduite. Les cheveux dynamisent et animent le personnage.
Le profil de Thorgal s’éclaircit vers le bas, ce qui permet de faire ressortir la scène entrevue précédemment. Les personnages et les totems se sont rapprochés de nous, les pointes des deux totems les plus proches étant désormais au niveau des yeux et du nez de Thorgal. Les lignes fortes des personnages du bas ont été validées ou modifiées et, surtout, un premier totem a reçu son trophée, qui se révèle être une tête de phoque, tranchée, répugnante.
Satisfait de son Thorgal, Vignaux se concentre désormais sur la scène du bas. Les ombres et lumières quasi-définitives sont posées, par le biais de teintes rougies ou bleuies. Les visages des deux intrus sont quasi-définitifs. Il s’agit bien de Thorgal et Jolan, on s’en doutait un peu !
Les totems sont pratiquement finalisés, avec un dessin qui joue surtout sur l’ambiance et la lumière, plus que sur la précision du trait. La tête de phoque au premier plan suffit pour comprendre ce que l’on voit.
Et voici l’image finale,à la fois si proche et si éloignée de la couverture de Grzegorz Rosinski. A l’arrière-plan, les retouches sont nombreuses, avec notamment une bouche et un menton redessinés, épaissis, et un regard plus sombre. La base de l’image est couverte d’une sorte d’écume brumeuse, comme si Thorgal émergeait des embruns. L’ensemble est moins rouge, plus contrasté, tirant davantage qu’avant vers le bleu.
Au premier plan, Fred a affiné le dessin sans aller au maximum de détails. Les éléments sont parfois plus suggérés que dessinés. L’auteur aime ces images assez brutes, portées par leur lumière et leur composition. Une œuvre d’artiste, superbe !
Vignaux, ingénieur du son
Les onomatopées sont assez nombreuses dans cet album. Elles sont, surtout, utilisées de façon ingénieuse.
L’onomatopée, tiens, allons voir le Larousse, c’est un « processus permettant la création de mots dont le signifiant est étroitement lié à la perception acoustique des sons émis par des êtres animés ou des objets ». Purée, les cochons, ils arrivent à tout rendre compliqué. Pour faire simple, c’est un mot qui évoque un son. Le procédé est courant dans la BD et se retrouve assez régulièrement dans Thorgal, depuis toujours.
Comme dans le tome précédent, Vignaux utilise assez souvent ces onomatopées, ces sons, pour animer ses cases. Mais il fait plus que cela. Il s’efforce de faire en sorte que le son ne soit pas seulement un élément permettant au lecteur de comprendre qu’un bruit fort ou étrange se produit. L’onomatopée devient un héros de la scène, ou un élément visuel dépassant ses fonctions d’origine.
On vérifie ? Par exemple, dans cette scène, le frottement de la porte sur le sol — ou le grincement des gonds ? — attire tout autant le lecteur que la fillette. Elle a peur, elle craint ce bruit. On le ressent.
Un peu plus loin, c’est avec fracas que la porte vient perturber les ténèbres de la prison. Imaginez cette scène sans onomatopée. Allez-y, cachez le « KLAK » avec la main. La case y perd énormément en impact.
Un autre « KLAK », une autre claque, celle que prend Louve quand la porte se referme sur ses geôliers et sur la promesse ignoble qu’ils viennent de lui faire. Le bruit est forcément unique et rapide, mais l’onomatopée se permet pourtant de traverser les deux cases, de durer suffisamment pour marquer avec force l’importance de la scène et son impact sur le moral de la pupuce.
On ne peut pas évoquer le sujet sans monter à bord du bateau de Thorgal. Le son, porté par le vent, tourne et s’enroule autour de la falaise, comme s’il était vivant. Il domine la scène, il canalise le regard, il oriente le bateau et prépare à la découverte de ce qui le provoque. C’est fort.
Pour finir, on peut faire dans la douceur aussi. Cette scène pleine d’émotion est ponctuée du cliquetis des pinces du homard géant. Le son remplace les mots, comme s’il portait une conversation muette. Pas besoin de bulles, évidemment, ç’aurait été dommage.
Mes yeux dans ton regard
Quand tu veux tu m’appelles
Tu connais mon numéro
L’album propose de nombreuses cases format strip, qui traversent toute la planche. Parmi ces images en pleine largeur, on trouve d’assez nombreux plans resserrés sur des visages exprimant des émotions fortes et partagées. Le plus souvent, le scénariste a fait confiance à son dessinateur pour représenter ces émotions en se passant de dialogues redondants.
Les yeux dans les yeux, partageons quelques instants l’émotion de nos personnages. Le néant, la peur, la détermination, l’inquiétude, la mélancolie, l’effroi ou le défi. Bon voyage.
Vous reprendrez bien une petite planche ?
Si on vous proposait désormais un atelier sans planche décortiquée, vous iriez vous plaindre au SAV, non ? Et vous auriez bien raison. Ça tombe bien, la planche 8 de « La Selkie » se promène sur Thorgal.com et, en la secouant un peu, voici ce qu’on obtient.
Une planche, c’est tout d’abord le travail du scénariste, qui fournit au dessinateur les ambiances, les textes des bulles, mais aussi une description de l’action générale et même une idée du découpage attendu. La page 8 est intéressante aussi parce qu’elle est découpée en deux parties, la première étant totalement silencieuse, la seconde présentant un flashback nettement plus bavard. La taille des cases est évoquée, mais pas leur disposition. Cela permet d’estimer l’importance de chacune.
Au passage, on peut remarquer que Louve semble avoir une amie ! Ouf, on pouvait commencer à en douter. La famille de Thorgal semble tellement isolée.
Fred Vignaux s’empare alors de la page. Ayant une approche très technique et très réfléchie de la composition, il s’approprie rapidement la planche en estimant ce qui la rendra lisible et percutante. On voit ci-dessous que la notion de « petite ou moyenne case » explose déjà, emportée par une mise en page qui cherche l’efficacité visuelle maximale.
Ce story-board griffonné est finalement déjà très proche de ce que sera la planche finale. Le scénario est respecté, les cases délimitées, les bulles placées. L’évolution majeure, en dehors du choix de commencer la page par quatre cases en pleine largeur, est de fusionner les quatre dernières images pour en créer seulement trois. En retirant une image — le plan rapproché sur Kyrstell, case 6 du scénario — le dessinateur accélère l’action et offre de la place aux autres cases. Pour que cela fonctionne, le texte des bulles est déplacé d’une case à l’autre et, de façon assez logique en fait, Thorgal récupère la phrase de Kyrstell qui proposait d’aller mener l’enquête au port. C’est quand même lui le héros, hein !
Le story-board est « passé au bleu », ce qui en fait un crayonné d’arrière-plan servant de base au dessin. On voit que le dessinateur déborde largement des cases lorsqu’il travaille l’eau, que ce soit la mer ou la pluie. Son geste n’est pas limité par les bords des cases, qui seront nettoyées ensuite. La magie du travail en tout numérique. L’autre magie, c’est de voir le tracé précis et complexe qui est venu ajouter une pluie qui envahit la première moitié de la planche. Le dessinateur a certainement utilisé des calques lui permettant de sécuriser le dessin, et donc d’appliquer une pluie réaliste sans risquer l’accident.
L’encrage est plus ou moins épais selon la brosse employée. Fred a commencé par les cases les plus sympas, les plus organiques, celles du haut. Visuellement, ce sont les cases les plus importantes. Elles racontent peu de choses par rapport à celles du bas, mais ce sont celles que le lecteur retiendra, d’une part parce qu’elles sont ancrées — et encrées — dans le présent de l’histoire, alors que celles du bas forment un flashback, d’autre part parce qu’elles sont les plus percutantes, celles qui marqueront la rétine et qu’on ira rechercher en feuilletant l’album.
Voici une évolution de la planche. On voit que Fred déborde largement lorsqu’il dessine les corps, pour être certain de leur donner une anatomie réaliste. On voit aussi que la petite Kyrstell a changé de coupe de cheveux, peut-être pour ressembler à la fille d’un copain du dessinateur. Il faudra lui demander.
L’autre changement intéressant, dans la cinquième case, est le recul de la fillette dans la scène, afin de donner du mouvement à la case et de définir les espaces fillette/famille.
Et voici la planche finale, encrée et nettoyée. Une mention géographique, fort dispensable certainement, a été ajoutée en haut de page. Une bulle nous donne le nom de l’enfant, une mention peut-être utile pour une prochaine histoire. Autre changement notable dans les phylactères, la petite fille appelle désormais Thorgal plutôt qu’Aaricia, ce qui est assez dommage aussi car, comme on le voit dans la suite de l’album, Aaricia va se contenter d’un siège dans la cabane…
Le dessin est finalisé, splendide. Chaque case a une efficacité maximale. La dernière image invite à tourner la page rapidement, mais avant de le faire, on peut voir que le plan sur Thorgal, dans la case centrale, a été nettement resserré, ce qui en fait la case rêvée pour tout lecteur de la série ! Regard, attitude, pluie, il est fantastique, et la main posée sur la barre rappelle qu’il n’est pas en train de rêvasser. Fred pense à tout, on vous dit ! Le regard de Thorgal s’échappe de l’image, ce qui aide à comprendre que l’image qui suit vient de ses pensées.
L’autre changement, l’avez-vous vu ? Regardez bien sans tricher, on en parle sous la planche.
Alors, vous l’avez vu ? Mmh ? Sans tricher, vraiment ? Eh oui, Jolan et le petit papy ont changé de place dans le bateau. Pour quelle raison ? Peut-être parce que cela permet de les asseoir de façon plus naturelle sur les bancs de l’embarcation, tout en évitant que Jolan ne tourne le dos à son père.
L’image suivante vous surprendra peut-être. Il s’agit d’une réflexion sur l’ambiance, échangée entre les auteurs pour définir certains points essentiels. On voit que, ici aussi, Vignaux s’est penché essentiellement sur les cases du haut, d’autant que celles du bas reprennent les couleurs du premier flashback de l’album. Fred a terminé, et passe ainsi le flambeau à son compère Gaétan Georges.
Après une à deux journées intensives de travail, Gaétan finit sa planche. La mise en couleurs a accentué l’écart entre les deux scènes de la page. Nuit/jour, pluie/sec, sombre/lumineux, tons bleus/tons jaunes.
On peut s’intéresser, pour la première fois, à la case centrale qui introduit la venue de Kyrstell. Gaétan a assombri les parties les plus claires de l’image, à l’avant-gauche et à l’avant-droite. L’œil du lecteur n’a plus le choix, les couleurs et le dessin le mènent forcément vers le visage de la fillette, vers sa panique et le petit corps qu’elle porte. On peut remarquer aussi que Thorgal est nettement tourné vers la gauche et Kyrstell vers la droite, ce qui renforce la cassure entre les deux scènes et confirme au lecteur qu’on passe à autre chose.
Vous pouvez aussi remarquer le grain qui vient animer les surfaces, par exemple sur la toile de la voile du bateau, et les griffures claires qui viennent s’ajouter au rideau de pluie.
La planche est terminée, et franchement, elle est belle.
Une belle, oh, case
Non mais, ça ne vous suffit pas ? Vous imaginez le temps qu’il a fallu au webmestre pour réaliser cet atelier ? Alors ce sera une case, pas plus. Bon, une case interactive quand même, issue de la même planche, pour laquelle vous pouvez comparer ci-dessous différentes étapes. Il faut passer la souris ou le doigt de gauche à droite pour apprécier l’évolution de l’image. Vous pouvez choisir vos étapes en cliquant sur les vignettes au-dessus et en dessous de notre famille Aegirsson.
Souhaitons leur bonne chance car, pour eux, l’aventure commence !