Le bouclier de Thor
Découvrant que ses compagnons sont dotés de capacités aussi étonnantes que les siennes, Jolan va maintenant devoir franchir les portes d’Asgard, le domaine des dieux, pour remplir une dangereuse mission.
Le vainqueur de cette ultime épreuve sera l’Elu.
Suite de « Moi, Jolan ».
Voici donc le deuxième tome du cycle de Jolan, la deuxième étape de la formation du jeune Viking dans l’Entremonde. Les deux histoires parallèles entamées dans « Moi, Jolan » se poursuivent. Mais n’espérez pas en connaître la fin, puisqu’elle est programmée pour le 33ème album de Thorgal, a priori.
Yves Sente, nouveau scénariste de la série, nous a lancés dans un cycle qui devrait comprendre au moins quatre albums, un cycle où l’on devrait voir Jolan sortir de l’adolescence et découvrir le rôle que Manthor souhaite lui faire jouer.
Yves Sente, conteur raconteur
« Le bouclier de Thor » est le deuxième album de la série scénarisé par Yves Sente, désormais ancien directeur éditorial du Lombard — il a cédé ses fonctions en juin 2008 pour celles de conseiller auprès de la direction générale du Lombard, peut-être pour se consacrer pleinement à sa nouvelle carrière de scénariste. Dans plusieurs entretiens accordés à des magasines ou des sites BD, il évoque le plaisir qu’il a eu à reprendre la série Thorgal, malgré certaines critiques dues à sa double étiquette d’éditeur et scénariste. Ce plaisir est palpable dans cet album, qui nous fait passer un vrai bon moment.
Très à l’aise dans l’univers de Thorgal, qu’il connait parfaitement, Sente reprend le schéma global de l’album précédent, en mettant en scène tour à tour les aventures de Jolan dans l’Entremonde et la vie — toujours aussi compliquée ! — des Aegirsson chez les Vikings. Un premier constat, alors que Jean Van Hamme allait souvent vers l’essentiel en laissant le soin au lecteur de combler les trous, Sente préfère prendre le temps de tout nous expliquer. Pas de problème, on suit très bien l’histoire, mais au prix parfois de quelques ralentissements dans l’action.
Ainsi, au début de l’album, Manthor nous explique tout ce que nous n’avions éventuellement pas compris dans « Moi, Jolan ». Il prend aussi largement son temps avant d’envoyer le club des cinq en Asgard. Les deux créatures qui accompagnent Jolan, Burbi et Birbu, sont également d’efficaces conteurs et de bonnes oreilles. Tout aussi spectateurs que nous, ils commentent les moments cruciaux de la quête et sont toujours là pour offrir à Jolan une occasion de nous expliquer ce qu’il fait, et pourquoi il le fait. C’est très efficace !
L’alternance entre les univers de Jolan et de Thorgal a aussi son prix. L’un des deux héros attend parfois l’autre… pour qu’ils puissent se rejoindre à la dernière page, comme ils l’avaient fait à la fin de l’album précédent.
L’équipe d’ados emmenée par Jolan continue à se découvrir et, cette fois, Jolan passe à l’offensive. Sente a évoqué leurs relations dans le journal Metro :
Pour moi, l’adolescence, c’est l’âge de la bande, du groupe. C’est l’âge un peu compliqué pendant lequel on cherche son identité. […] Ils ne sont pas encore amis. Il faut qu’ils se tâtent, qu’ils se connaissent pour construire leur amitié. Je veux que cela se construise dans la confrontation.
Un point fort de l’album, les petites touches d’humour noir distillées par l’auteur. Il y a bien sûr les petits personnages de l’armée de Manthor, aussi amusants qu’inquiétants. On voit Thorgal se moquer gentiment des vieilles du village qui ont, quelques albums plus tôt, marqué sa femme au fer rouge et banni sa famille. On a aussi les fiers guerriers-mages lancés à la poursuite d’un chat, le teigneux Arlac ligoté et figé dans le rire sur son arc-en-ciel, et bien sûr la fameuse scène, anthologique, de la langue de Vigrid… La palme revenant à un Thorgal béat, se félicitant de sa sérénité retrouvée, alors que sa famille et son village viennent d’être attaqués !
Rosinski en maître d’œuvre
Grzegorz Rosinski nous propose encore une fois un album superbe en mêlant différentes techniques. On s’habitue aux couleurs directes, qu’il rehausse d’un trait qui améliore la lisibilité. Le léger flou des deux albums précédents a laissé place à une belle netteté, notamment au niveau des visages, fins et superbement éclairés. Les scènes de foule confirment cette amélioration, avec des visages là-aussi très nets. Les arrière-plans sont superbes, les paysages variés. La porte d’Asgard est monumentale, par son dessin, sa conception, sa mise en scène. Trois pages pour ouvrir une porte, vous trouvez ça long ? Oui, peut-être, mais elle est la raison d’être de la petite équipe de héros. Et cette majestueuse porte le mérite bien !
Le récit de Burbi et Birbu, qui reprend en partie ce que la voyante Mahara avait révélé à Aaricia dans l’album précédent, offre l’occasion à Rosinski d’une amusante transgression graphique, à l’allure manga-jeu vidéo rafraîchissante. Comme si le dessinateur s’était insinué dans l’esprit enfantin des petites créatures.
La couverture est elle aussi particulièrement attractive, avec son Jolan joli garçon qui devrait plaire aux jeunes lectrices — et aux autres. Derrière lui, l’armée de Manthor est réunie dans une scène étonnante qui ne figure pas dans l’album mais garde ainsi bien au chaud entre les pages l’essentiel de l’histoire. Ne pas trop en dire sur la couverture tout en attirant l’œil du passant, c’est bien joué.
Le retour de Thorgal ?
Oui et non… Le guerrier aventureux que l’on a connu ne reprend pas encore du service. Mais il est sur la bonne voie !
Yves Sente semblait décidé à écarter Thorgal de son nouveau cycle d’aventures. Il a changé d’avis, et c’est tant mieux, d’une part parce que les aventures du père dans le village et la quête du fils dans l’Entremonde se complètent parfaitement, d’autre part parce que les fans de la série ne semblent pas prêts à abandonner leur héros favori.
Dans cet album, si Jolan mûrit, son père par contre semble rajeunir. Ses cheveux sont moins blancs que dans les albums précédents, sa peau plus ferme, son teint moins terne, son regard plus vif. Une cure de jouvence graphique.
On voit très peu Thorgal dans cet album, mais il semble décidé à reprendre sa vie en main. Il commence l’album en désamorçant la crise conjugale qui couvait depuis son retour, en gardant le profil bas face à son épouse. Il cherche ensuite à réintégrer la communauté qui l’a vu grandir, par son travail et sa présence. C’est la moindre des choses, il a une lourde dette morale à payer.
Enfin, comme cela avait été annoncé par Yves Sente, Thorgal reprend la route en fin d’album. Mais cette fois, ce n’est plus pour fuir son destin, mais pour aller droit vers lui. Et droit vers l’album suivant, qui devrait le mettre aux prises avec une terrible secte de magiciens. Ce n’est pas reprendre du service, ça ?
Le bouclier de Thor, un divin prétexte
Voilà un titre qui sonne bien ! Le bouclier du dieu du tonnerre devrait attirer le badaud vers le stand de Thorgal.
Dans le vaste panthéon scandinave, Thor est plus qu’un dieu, il est un héros de légende dont on vante encore et encore les exploits. Très populaire, il est symbole de courage et de force, capable d’anéantir tous ses ennemis à l’aide de son puissant marteau magique, le légendaire Mjöllnir, sensé frapper avec la puissance de la foudre et être capable de toujours revenir dans la main de son propriétaire. Son char volant fend le ciel, tiré par deux boucs. C’est un dieu juste et bon, un dieu protecteur, tel que le décrivent les créatures de Manthor. Il n’est par contre pas franchement réputé pour son intelligence…
Le culte de Thor était si vivace qu’il a longtemps coexisté avec le christianisme, bien après la conversion des peuples du nord. De très nombreux bijoux ou amulettes en forme de marteau de Thor ont été retrouvés. Le marteau était d’ailleurs un outil à haute valeur symbolique, dont on se servait dans certaines cérémonies comme le mariage, un peu comme les marteaux actuels de juge ou de commissaire-priseur. Comme dans l’album, Thor était représenté grand, costaud, voire bedonnant, avec une large barbe rousse.
Si Thor se promenait tout le temps avec un marteau, il n’était pas pour autant forgeron. L’album fait de lui un artisan disposant de sa propre forge. Un autre détail, mais Thor a les mains nues, alors que dans les mythes ce puissant dieu ne pouvait tenir son marteau sans une solide paire de gants magiques pour protéger ses mains du terrifiant pouvoir de l’objet.
Le dieu Loki, symbolisé par le feu, est par contre une sorte d’incarnation du mal. Il est fourbe et cruel, prêt à toutes les ruses et à toutes les moqueries, même si beaucoup de ses mauvais coups se retournent bien souvent contre lui. Ainsi, ses lèvres furent scellées temporairement par un nain après qu’il eut triché lors d’un pari. Ses conflits avec Thor sont le quotidien des dieux ! L’une de leurs brouilles les plus célèbres étant l’affaire des cheveux de Sif, l’épouse de Thor. Loki lui ayant coupé les cheveux, il dût lui faire fabriquer de magnifiques cheveux d’or pour compenser son forfait…
Mais Loki est quand même un dieu utile. Par exemple, c’est grâce à ses plans foireux que Thor a obtenu son marteau, fabriqué par les nains suite à un pari, ou que les dieux ont eu leur forteresse, construite gratuitement par un géant qui s’était fait rouler !
Difficile par contre de trouver une trace dans les mythes d’un bouclier de Thor. A part peut-être dans une légende arthurienne. Le roi Arthur, pressentant une invasion fatale de son royaume par ses ennemis saxons, aurait eu la vision de trois talismans magiques qui lui permettraient de vaincre : un glaive de diamant qu’il devait aller chercher au fond des eaux, une jeune vierge symbole d’amour et le bouclier de Thor, symbole de la liberté. Pour trouver le bouclier, il serait descendu dans le cratère d’un volcan nordique, peuplé des créatures les plus noires de la mythologie scandinave. Affrontant ses propres peurs, Arthur serait ressorti vainqueur, le bouclier à la main.
La quête de Jolan est loin d’avoir le souffle épique de celle d’Arthur, son équipe ressemblant plus pour l’instant à une association de délinquants qu’à un groupe de chevaliers légendaires. Mais la quête du bouclier, étape de l’ascension de Jolan, devient ainsi plus moderne, tout en servant de prétexte pour essayer d’obtenir le fameux statut d‘élu de Manthor. Avant mieux ?
Dans une interview, Yves Sente parlait ainsi du jeune viking :
Jolan deviendra un héros au sens le plus large du terme, il œuvrera non pas pour le bien de quelques-uns mais pour celui de tous. Il sera un chef, voire un roi.
Le bouclier viking
L’étonnant bouclier que recherche Jolan tient plus de l’écu médiéval que du bouclier viking traditionnel. Il est en airain — du bronze — serti de gemmes transparentes géantes dont une, centrale, fait penser à une lentille. Un curieux artefact.
En tout cas, les boucliers sont des armes défensives courantes. Ceux des Vikings étaient généralement plats et circulaires, très différents du bouclier spectaculaire que veut Manthor. On en a retrouvé assez peu car ils étaient principalement en bois et en cuir, et n’ont pas résisté à l’usure des siècles ! Quelques boucliers ont été retrouvés dans des tombes, notamment les boucliers du navire de Gokstad en Norvège, un superbe navire de guerre enterré pour servir de chambre funéraire. D’autres ont été trouvés dans des navires ayant coulé en eaux peu profondes, quelques-uns dans des boues marécageuses où ils furent emprisonnés. De nombreuses représentations nous sont également parvenues, gravures, sculptures, objets…
Traditionnellement, le bouclier viking était en bois de résineux comme le pin. Il mesurait environ 1 mètre. Des planches de 1 cm d’épaisseur étaient collées entre elles puis découpées en cercle. Les bords du bouclier étaient biseautés, parfois recouverts d’une protection métallique ou en cuir assurant sa solidité. On clouait une poignée en bois ou en fer à l’intérieur du bouclier, accompagnée parfois d’une lanière permettant d’accrocher l’arme. A l’extérieur, un ombilic ou umbo de fer protégeait la main du porteur. Le bouclier était souvent recouvert de cuir tendu, recouvrant parfois un molletonnage d’herbes séchées. Le cuir ou le bois étaient peints de différentes couleurs.
L’île des Mers gelées – Extrait
Au combat, le bouclier viking devait être surtout efficace contre les jets de pierres ou de flèches. Mais il devait également être une arme de parade efficace au corps à corps, son bois tendre pouvant, en éclatant, emprisonner l’arme de l’adversaire.
En mer, le bouclier était placé dans des porte-boucliers en bois ou des cordages tendus le long des flancs des navires vikings. Il restait ainsi à disposition immédiate des rameurs en cas d’attaque, ne gênait pas la vie à bord, et décorait efficacement les navires !
De nouveaux ennuis à l’horizon ?
Par une pirouette scénaristique quelque peu curieuse — mais on a l’habitude des jeux temporels — voilà qu’Aniel approche de ses 10 ans. Alors qu’on pensait que Thorgal avait le temps, le voilà à la bourre. Tout se précipite et la malédiction des Valnor pourrait arriver à son terme dès le prochain album. On se passionne dans cet album pour la tragédie qui se déroule dans le village, 13 planches sur les 46 de l’album, tandis que les aventures de Jolan paraissent du coup beaucoup plus légères.
Pourtant, le jeu qui se déroule chez Manthor n’a rien d’anodin. Il pourrait même donner une orientation forte à la suite de la série. Thorgal a toujours eu des problèmes avec les dieux, lui qui est considéré par certains d’entre eux comme une anomalie de l’Histoire. Mais il les a toujours respectés, comme on le lui a enseigné depuis l’enfance. Il les a maudits parfois, s’est senti trahi par moment mais, fort de la protection que lui a offerte la déesse Frigg, il n’a jamais franchi la ligne qui sépare l’homme du divin.
Jolan semble par contre complètement désinhibé, très détaché face aux dieux scandinaves. Il prend le parti de leur rentrer dans le lard, sans réfléchir aux conséquences. Un symbole fort du changement annoncé, le slogan que l’éditeur accroche à la série. Pour Thorgal , ce fut pendant longtemps « Les dieux ont mis un homme à l’épreuve ». Pour son fils, ce sera « Moi, Jolan, je mettrai les dieux à l’épreuve !« . Tout un programme.
Il y a pourtant de quoi s’inquiéter quand on voit le jeune garçon entrer en Asgard avec ses compagnons comme au centre aéré. Dans cet album, on est loin de l’univers éthéré, inaccessible et merveilleux, que l’on nous a proposé dans l’album « Géants » quand Thorgal a rencontré sa déesse. Ici, on entre par une porte, on s’y promène et on se sert. Le vol d’un objet inestimable, chez un être infiniment respecté par le peuple viking, ne trouve pas sa justification morale comme cela avait été le cas pour l’anneau Draupnir dans « Géants » — pour rappel, l’anneau dérobé par Thorgal chez le roi des géants avait été volé par ce roi à Odin, et donc restitué à son propriétaire légitime. Espérons que les prochains albums apporteront des réponses positives car, sans y réfléchir un instant, Jolan se fait ici le jouet d’un être dont il ne sait rien. Un être puissant dont on a volé la vie et qui s’entoure d’une armée créée de toutes pièces…
En sauvant ses camarades, Jolan affirme défendre les valeurs héritées de son père. Mais n’a-t-il pas déjà franchi la ligne ?
A suivre dans « La bataille d’Asgard ».