Le feu écarlate
Retenu prisonnier par un groupe de fanatiques sanguinaires, Thorgal assiste avec impuissance à l’ascension de leur prophète, un jeune garçon qu’il recherche depuis de longs mois. Son fils.
Au cœur de la forteresse secrète des mages rouges, Thorgal vient d’assister à la métamorphose de son fils. Le petit garçon discret, muet, qu’il connaît si peu, se relève avec le corps et la voix d’un adolescent, sous le regard d’hommes en rouge prêts à le vénérer.
C’était il y a 3 ans, en 2013, dans l’album « Kah-Aniel ».
Le temps a passé, pour Thorgal comme pour les lecteurs. Quelques mois pour lui, quelques années pour nous. Mais le voilà de retour, avec ses forces et ses doutes, dans un nouvel album aux airs de changement de cycle. « Le feu écarlate » commence dans une ville en proie à la guerre, une guerre civile, attendue par une partie des habitants de Bag Dadh depuis des décennies. Et au même moment, de l’autre côté des murs, un autre conflit encore plus sanglant se prépare, avec des hommes venus de loin mais tout aussi déterminés que le sont les adeptes de la magie rouge.
Dans la série qui lui est consacrée, Kriss vient de se lancer dans une quête semblable à celle du Viking. Elle a fait le choix de l’amour et de la famille, un choix douloureux pour quelqu’un comme elle, mais qui lui semble être, peut-être, la voie vers une forme de bonheur.
Et Thorgal, dans tout ça ? L’enjeu de cet album est exposé sur sa couverture flamboyante. Face à la mort et à la destruction, le Viking semble à la fois combattif et désemparé. Mais l’ombre de son fils plane sur les décombres fumants, et le renvoie à sa mission. Il est là pour Aniel, il a traversé la moitié du monde pour le retrouver. Il ne peut pas repartir sans lui.
Un nouveau maître du jeu
Thorgal revient, mais il n’est pas seul. Un nouveau scénariste s’occupe désormais de sa destinée tumultueuse. L’auteur français Xavier Dorison a rejoint l’aventure, avec de nouvelles idées et l’envie, dans un premier temps, de nous offrir la fin de la quête entamée par Thorgal dans l’album « Le bouclier de Thor », en 2008.
Les lecteurs des Mondes de Thorgal ont déjà pu découvrir Dorison dans la suite des aventures de Kriss de Valnor, parue début 2016 (6ème album, « L’île des enfants perdus », avec Mathieu Mariolle et Roman Surzhenko). Auteur de séries très variées, aussi à l’aise dans le western, l’aventure ou le récit dramatique, Xavier Dorison connaît très bien Thorgal et son univers. Les personnages de la série ont accompagné ses lectures de jeunesse. Le créateur de Thorgal, Jean Van Hamme, est certainement l’un des auteurs qui lui ont donné le goût de la BD, l’envie d’écrire et de partager des histoires.
Dorison-Rosinski, l’affiche est belle, pleine de promesses. On a tant attendu !
La marque de l’auteur s’imprime dès le début de l’album, avec une page d’introduction bienvenue, qui permet de replonger dans l’histoire directement. On avait déjà vu des résumés de ce type dans la série, mais jusqu’ici ils étaient proposés sous forme graphique (voir « La cité du dieu perdu », « Kriss de Valnor »).
L’enjeu était de taille, au moment de la reprise. L’auteur a dû s’approprier l’histoire commencée par Yves Sente, et faire des choix, notamment sur le devenir des nombreux personnages. Les personnages secondaires ont été redéfinis, hiérarchisés, au service d’une histoire qui n’a pas forcément suivi le chemin qu’avait imaginé le scénariste précédent. Malgré ces contraintes, Dorison s’est efforcé de respecter les grandes lignes de l’histoire, et de suivre le plan de bataille annoncé depuis quelques années à la fin des albums des Mondes de Thorgal, un plan qui doit réunir les personnages et les intrigues de toutes les séries dans le tome 36 de Thorgal.
On obtient une histoire équilibrée entre les envies nouvelles du scénariste et le respect du travail de son prédécesseur. Longuement mûri, l’album a paru le 10 novembre 2016.
Rosinski dans le rouge
Le dessinateur de Thorgal ne s’en est pas caché, la réalisation de cet album a été compliquée pour lui. Atteint par une grave maladie, le père graphique de Thorgal a vécu une période difficile de sa vie. Le story-board de l’album a d’ailleurs été réalisé à l’hôpital, et le dessin des planches a demandé beaucoup de temps.
Dans le magazine Casemate d’août 2016, l’auteur a présenté ce moment particulier.
A l’hôpital, tout ce que je pouvais faire c’est le story-board. Mon exercice préféré. Je m’y exprime librement, le cerveau libre, et avec le cœur. Le story-board est poétique, éphémère, jamais fini, loin de la galère des problèmes techniques. Et personne ne juge la qualité de mon dessin.
Il y avait également un autre défi pour cet album, lié à la volonté de Xavier Dorison de faire évoluer les codes de la série. L’album a 51 planches, au lieu des 46 habituelles. Mine de rien, pour Thorgal, c’est une petite révolution !
Toujours réalisé en couleurs directes, l’album est en quelque sorte en phase avec son dessinateur. Du rouge, de la douleur, un sang qui s’écoule pour se mêler à l’eau, pour créer le feu.
Ce rouge omniprésent domine l’album, de la couverture aux planches. Le sang, le feu, les vêtements, le ciel, tout est teinté d’un rouge nuancé qui participe à l’ambiance sombre de l’album. Ces teintes de fin du monde accompagnent une histoire qui place Thorgal et ses compagnons au cœur d’un conflit mêlant religion et quête de pouvoir. Le dessinateur place le focus sur les personnages principaux. Généralement nets et détaillés, ceux-ci naviguent dans un univers aux contours moins définis. Une bulle d’héroïsme dans un monde de souffrance et de mort, un monde un peu occulté par un dessin qui choisit délibérément de le représenter avec une certaine abstraction.
Un monde en guerre
Ainsi, plus que les gens qui y vivent, c’est la ville qui devient actrice de cette guerre. C’est elle qui subit l’assaut et les flammes, elle qui tente de résister aux abeilles-Chaams et aux fourmis-croisés. Thorgal traverse tout cela sans vouloir ou pouvoir y participer.
Dans ce contexte, l’album est forcément particulièrement violent, sans concession. Même si le dessinateur s’efforce d’occulter en partie les scènes attendues par son scénariste – une décapitation, notamment – « Le feu écarlate » reste certainement l’un des albums les plus durs de la série. Il fallait peut-être cela pour clore cette longue quête ?
Il faut quand même se rappeler qu’en terme de violence crue, la série n’en est pas à son coup d’essai. On peut penser notamment à de glorieux ancêtres comme « La chute de Brek Zarith », « La cité du dieu perdu » ou « Louve », où les morts s’entassaient. Mais avec une violence, peut-être, plus indirecte.
Dans les albums plus récents, on peut aussi penser à la série Kriss de Valnor, globalement assez dure, notamment dans « La sentence des Walkyries » et « Rouge comme le Raheborg ». Des albums avec des scènes de guerre et de massacre, qui rappellent que l’univers thorgalien n’est pas tendre, même si la série a toujours su équilibrer action, émotion et romantisme.
Le premier effet de cette guerre totale est une diminution nette et rapide du cheptel de personnages. Certains d’entre eux, n’ayant plus de rôle défini, sont mis de côté. A eux de survivre ou pas à tout cela, auteurs et lecteurs leur laissent une chance. D’autres, mis en avant dans « Kah-Aniel », se mettent au service de l’histoire, parfois à leur détriment.
L’évolution est nette, par rapport à l’album précédent. Parmi les personnages qui prennent ainsi du galon, on peut par exemple citer le bourreau de Thorgal et le précepteur d’Aniel. Des personnages très proches de nos héros, preuve que l’histoire se recentre sur eux.
Les autres, vizirs, califes, espions, soldats… deviennent pour la plupart acteurs du conflit généralisé, et en subissent les douloureuses conséquences.
Un père, un fils
Thorgal court après Aniel depuis plusieurs albums. Il a traversé le monde pour le suivre, quitté les montagnes du nord, jusqu’à parcourir les déserts du sud.
Cet album est donc l’aboutissement de sa longue quête, à la recherche de son fils. Un fils qui fut muet, petit, discret, illégitime. Et qui, grâce aux étonnants pouvoirs des mages rouges, se retrouve adolescent, bavard et en pleine introspection.
Finalement, leur confrontation au début de l’album résonne presque comme une première rencontre. Il y a débat entre les deux, un débat culturel et philosophique. Chacun des deux avance ses arguments, valables selon le point de vue, inconciliables évidemment. Si on fait le tour des interactions entre les deux personnages dans les albums précédents, on n’obtient presque rien. Thorgal avait fait le choix, sûrement légitime, de se reconstruire et de retrouver avant tout son épouse, à qui il a fait subir involontairement des tourments réguliers.
Pour Xavier Dorison, les rapports entre Thorgal et Aniel démarraient donc globalement sur une page blanche. Pour construire la personnalité d’Aniel, l’auteur a donc puisé dans ce que le petit garçon a expérimenté dans sa courte vie. Une petite enfance misérable et violente, auprès d’une mère aimante mais désemparée. Un court passage chez son père, essentiellement marqué par les efforts faits par Aaricia pour l’accueillir dans son foyer, et par un rejet assez massif exprimé par sa communauté. Et surtout, le long voyage effectué auprès des mages rouges.
Conscients du potentiel de l’enfant, Magon et ses sbires ont manifestement profité du voyage pour former l’enfant au destin qu’ils lui proposent. Jusqu’ici, on les avait vus puissants et déterminés. Dans cet album, on les découvre aussi totalement fanatisés. Tout en enseignant les mathématiques ou l’histoire de son peuple, Magon a cherché à faire d’Aniel la marionnette de son ordre, au service d’une quête de pouvoir et de domination qui va bien au-delà de leurs existences terrestres. Manipulé, endoctriné, Aniel est tiraillé entre ses envies d’humanité et sa formation, qui le destine à devenir une arme vivante au service de sa foi.
Trouvant ses échos dans l’Histoire passée et récente, la situation du fils de Thorgal émeut et interroge forcément le lecteur.
Comme souvent, la force de Thorgal va se manifester de façon simple, directe. Par son humanité, son humilité et son courage, il parvient à démonter les mécanismes pervers, à renverser les mensonges et à convaincre. Le combat des armes s’efface au profit du combat des mots. Deux domaines dans lesquels il sait être vainqueur.
Homme de bien avant tout, il lui reste encore à découvrir ce que c’est d’être un père.