Le pays Qâ
Kriss de Valnor fait enlever Jolan et Argun pour obliger Thorgal à l’accompagner dans une périlleuse expédition. Pour retrouver leur fils, Thorgal et Aaricia vont devoir traverser l’océan pour découvrir un pays déchiré par une guerre sans fin.
Suite de « Les archers ».
10 bougies
Avril 1986. Le 10ème album de Thorgal arrive dans les librairies. 10 albums, un cap de maturité pour une série qui s’invite peu à peu, tout doucement, parmi les classiques des années 80.
En 1986, cela fait aussi 10 ans que le personnage de Thorgal a été imaginé, fruit de la rencontre entre un scénariste et un dessinateur qui ne se doutaient pas qu’ils allaient créer un phénomène de l’édition, une série qui allait devenir l’un des fleurons du catalogue du Lombard, l’un des personnages réalistes les plus appréciés de la BD franco-belge.
En 1986 — ou plutôt en 1984, quand les planches ont été réalisées —, on n’en est pas encore complètement là. Mais les ventes sont bonnes, et les lecteurs de plus en plus nombreux. Après trois albums aux histoires indépendantes — dont un recueil d’histoires courtes évoquant l’enfance de Thorgal dans « L’enfant des étoiles » — Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski s’interrogent sur la suite à donner à leur série. Faut-il continuer à proposer des albums individuels, en tenant compte ainsi du succès des derniers tomes ? Faut-il, au contraire, prendre le risque d’ouvrir une nouvelle épopée, plus ambitieuse, mais aussi plus risquée ? De son côté, Grzegorz Rosinski souhaite voyager, quitter un peu le nord des Vikings et sa nature, sauvage mais finalement très proche de la nôtre.
Le duo d’auteurs décide alors de réaliser une série dans la série, une sorte de cycle parallèle aux aventures « classiques » de Thorgal. En puisant dans la mythologie de la saga, ils choisissent de réunir à l’autre bout du monde une grande partie des personnages croisés dans les tomes précédents. Assumant le volet science-fiction esquissé à deux reprises jusque-là — dans « L’île des mers gelées » et dans « Le talisman » — ils décident de compléter la légende des origines extraterrestres de leur héros. Écartant les paysages très européens du monde viking, ils embarquent leurs personnages à bord d’improbables bateaux volants pour les mener au plus vite dans les jungles poisseuses d’un lointain continent. C’est dingue, c’est culotté, c’est invraisemblable…
C’est parfait. C’est culte. C’est Qâ.
Un monde à conquérir
Ogotaï et Tanatloc, se faisant passer pour des dieux, sont les conquérants d’un continent aux accents d’Amérique centrale. La source d’inspiration de Jean Van Hamme est évidemment historique. On pense notamment à Hernan Cortés, conquérant du Mexique ou à Francisco Pizarro, conquérant du Pérou. L’un comme l’autre furent responsables de la destruction d’un empire, l’empire Aztèque pour Cortés, l’empire Inca pour Pizarro. Ce qui est frappant dans les deux cas, c’est que ces conquérants espagnols du XVIème siècle ont réussi à anéantir, en quelques années, des civilisations puissantes et prospères dominant des territoires étendus et des dizaines de milliers d’hommes. Et cela avec quelques centaines d’hommes seulement, quelques chevaux, et quelques canons.
L’histoire de Cortés est particulièrement édifiante. Arrivé aux « Indes » à 20 ans seulement — il faut se rappeler que la route de l’Amérique était, pour les premiers explorateurs, celle menant au continent asiatique et aux richesses de la péninsule indienne — Cortés se sentit peu à peu investi d’une double mission, conquérir le continent au nom de son roi et convertir les populations locales au nom de son dieu. Meneur d’hommes impitoyable, il sut fasciner et attirer à lui d’autres aventuriers. Il débarqua au Yucatan, au sud-est de l’actuel Mexique, et en à peine trois ans il détruisit l’empire Aztèque. Il réussit cet improbable exploit grâce à la combinaison de plusieurs facteurs : la puissance des armes à feu espagnoles ; la peur qu’inspiraient aux indigènes les soldats montés sur chevaux ; les maladies apportées d’Europe qui décimèrent la population ; les croyances de l’empereur aztèque Moctezuma, qui se demandait si Cortés était la réincarnation du dieu Quetzalcoatl. Comme dans toutes les conquêtes, il sut également profiter des haines et des rancœurs que se vouaient les peuples du nouveau monde, en recrutant une armée au sein des peuples ennemis des Aztèques.
Dominer par la force et la peur, se faire passer pour un dieu, affaiblir pour grandir : l’histoire de Cortés et d’Ogotaï se rejoint peut-être en ces quelques mots.
Ogotaï et Tanatloc nous sont présentés dans l’album au cours d’une séance de projection psycho-hypnotique, efficace et passionnante. Le jeu du flashback étant rarement distrayant, il a fallu trouver un artifice qui le rende particulier. L’exercice est extrêmement bien réussi. On se passionne pour l’histoire racontée par le régent des Xinjins. Elle s’étend pourtant sur huit pages, une éternité pour un album qui en compte 46. Mais elle est amenée avec tant de soin qu’elle devient indispensable, fondatrice. On sent que les mots de Variay mêlent la réalité et la légende. A la fois factuelle et ponctuée d’ellipses, la séance de cinéma virtuelle nous raconte l’histoire d’une tragédie gigantesque, à l’échelle d’un continent. Tout comme nos héros étendus sur le sol, le lecteur est comme happé par le mythe d’Ogotaï, qui livre soudainement les clés de l’histoire. Les images qui accompagnent le texte sont des instantanés, comme des photographies prises par un journaliste de guerre qui serait là au bon endroit, au bon moment, pour prendre la photo qui fait mouche.
Le récit du régent fait basculer l’histoire de l’autre côté de l’océan. Il permet au lecteur comme aux personnages de sauter l’océan pour poser le pied en pays Qâ. Oubliés, les Vikings et leurs îles enneigées. Les enjeux deviennent énormes, l’aventure s’invite. Cela dépose même un sourire sur le visage endormi de Kriss.
Jean Van Hamme considérait à une époque que « Le pays Qâ » est peut-être l’un des plus plus mauvais titres qu’il ait donné à l’un de ses albums. Au départ, il avait choisi « Le grand pays », mais le duo d’auteurs Makyo et Vicomte lui avait soufflé ce titre peu de temps auparavant pour le premier album d’une nouvelle et étonnante série BD, leur Balade au bout du monde chez Glénat, qui deviendra elle aussi un classique des années 80 et au-delà. Malgré tout, avec le temps et le succès, ce petit Qâ de deux lettres est devenu le mot fétiche qui réveille à lui seul l’envie de repartir en territoire Chaam, avec Thorgal et Aaricia, à bord des navires volants de Tanatloc.
Le monde est petit
Lorsqu’on lit Thorgal, on n’a pas forcément l’impression d’être confronté à une histoire d’une violence inouïe. Le héros est un aventurier plein de charisme, il est accompagné de sa petite famille, il remporte épreuve sur épreuve, autant avec son bras qu’avec son esprit et son cœur.
Et pourtant, si on jette un œil au casting des tomes précédents, on voit que l’essentiel des personnages qui nous y ont été présentés a trépassé. Parfois dans des conditions abominables ou poignantes — Shaniah, Jorund, Gandalf, Bjorn, la fille de Slive, Caleb, Ewing, Sigwald, Skadia, Sigurd… Oui, la série Thorgal sait être cruelle, c’est même l’un de ses charmes.
Il reste pourtant quelques personnages, avec du potentiel. Pour la première fois, Jean Van Hamme va piocher dans le tiroir des possibles pour y sélectionner des compagnons— Argun, Tjall et Kriss pour commencer —, des lieux comme l’île d’Alinoë, mais également des événements, qui seront développés à partir du tome suivant, « Les yeux de Tanatloc ». Dès « Le pays Qâ », le scénariste sent que le potentiel de la série réside non seulement dans de belles histoires à inventer, mais aussi dans la mythologie thorgalienne qui se construit peu à peu, au fil des albums.
Parmi tous ces possibles, le rôle de Kriss de Valnor est sûrement l’un des plus prometteurs. Le scénariste va faire entrer l’aventurière dans la grande Histoire de la série, bien plus qu’en volant un caillou ou tirant quelques flèches dans une cible, puisque ses actes vont avoir des répercussions à l’échelle d’un continent. Autre tour de force, elle va entraîner Thorgal dans son sillage, et lui permettre à nouveau d’affronter les puissants, comme il l’a fait lorsqu’il a affronté Gandalf, les Dominants, les Bienveillants ou Shardar.
Souris maligne et provocatrice, Kriss s’immisce aussi dans l’intimité de notre viking balafré. Dans « Le pays Qâ », elle s’amuse à faire imploser sa famille. Enfant volé, épouse malmenée. Et ce n’est qu’un début, mais il faudra attendre les tomes suivants pour en prendre conscience.
Duel au soleil
La première rencontre entre Kriss de Valnor et Aaricia marque le début d’une épatante haine réciproque. La blonde Aaricia rencontre son noir opposé et, pour marquer sa différence, adopte une nouvelle coiffure qui renforce le contraste entre les deux belles.
Kriss est la méchante de luxe de notre série. Équipée des pires défauts, elle a aussi les attraits qui lui permettent de s’élever au rang d’héroïne. Elle est belle, séduisante, farouchement vivante. Elle est aussi courageuse et indépendante. Monstre au visage ciselé, Kriss peut trahir, mentir, tuer et tout détruire autour d’elle, sans un frémissement d’épaule. Pour tout dire, elle est fascinante. On l’aime et on la déteste tout autant.
Elle est aussi une femme amoureuse. Ou, au moins, elle laisse le soin à chaque lecteur de se faire son idée, de se l’imaginer. Au moment où de puissants inconnus lui offrent l’opportunité de vivre l’aventure de sa vie, et d’en tirer un bon profit, elle se choisit comme partenaires les hommes qu’elle a trahis, volés et raillés tout au long des moments qu’ils ont partagés. Elle avait quitté la série dans « Les archers » avec fracas. La première surprise de l’album, c’est donc de la retrouver déjà et de se rendre compte qu’à peine partie, elle souhaitait revoir ceux — ou plutôt celui — qu’elle n’a cessé de rejeter.
Aaricia le sent et le dit. Thorgal n’exprime pas suffisamment la colère qu’elle attend de lui. On peut sûrement voir chez lui de la résignation, de l’inquiétude, peut-être même du bon sens. Mais pour Aaricia, cela ressemble plutôt à de l’indulgence, voire à une certaine complicité. Elle a si souvent vu son homme réagir avec détermination et férocité, quand on s’en prend aux siens !
Que ses doutes soient fondés ou non, elle ne compte pas se laisser faire. L’Aaricia de Brek Zarith et de « Alinoë » n’est plus celle qui tombait dans les pièges du pays d’Aran. Ses longs cheveux blonds n’y résisteront pas, et le duel entre Kriss et elle va prendre racine et s’épanouir, notamment pendant l’incroyable voyage au pays Qâ.
A nouveau placée en tête d’affiche de la série, après avoir été absente du tome précédent, Aaricia joue ici un nouveau rôle. Elle pose les robes et les bijoux. Elle met de côté les atours de sa jeunesse, les derniers fragments de son enfance. Les cheveux longs laissent la place à une coupe plus pratique pour l’aventure, peut-être, mais aussi très symbolique des changements qui s’opèrent chez ce personnage. Aaricia n’est plus l’adolescente de ses débuts, elle est femme, elle est mère.
Dans son monde sauvage et dangereux, Aaricia commence à comprendre qu’elle ne peut pas uniquement compter sur son incroyable époux. La guerre et la mort s’invitent à bord des vaisseaux du pays Qâ. Elles y prélèvent les âmes et les corps et, au cœur de la folie des combats, la jeune femme va se relever, ses mains tremblantes serrées autour d’un poignard rougi par le sang d’un homme qu’elle vient de tuer. Un coup de poignard dans le dos, un réflexe venu sauver la monstrueuse aventurière qui sait où se trouve son fils.
Petit fait d’armes au milieu du carnage, cet acte meurtrier est tout sauf anodin. Pour Aaricia, rien ne sera plus comme avant. Pour le lecteur, la tragédie familiale ne fait que commencer.
A suivre dans « Les yeux de Tanatloc »…