Le sacrifice
Thorgal se meurt. Le seul être capable de le guérir s’appelle Manthor, celui qui, de son palais, gouverne l’Entremonde. Affaibli par les épreuves, Thorgal ne pourra parvenir jusqu’à Manthor qu’avec l’aide de son fils, Jolan. Mais le temps leur est compté…
Suite de « Kriss de Valnor ».
Thorgal, à la croisée des chemins
Comme annoncé, cet album est un tournant dans la série Thorgal. « Le Sacrifice » — annoncé dans l’album précédent sous le titre « Les sacrifices » — marque le retour de Thorgal et de sa famille vers leur patrie du Nord. Un retour aux sources en forme de dernier voyage, pour le scénariste de la série en tout cas, puisque ce 29ème album est le dernier scénarisé par Jean Van Hamme. Le scénariste a souhaité se lancer de nouveaux défis, et s’est éloigné des séries qui ont fait son succès, Thorgal et XIII — dont le 18ème album, dernier scénarisé par Van Hamme donc, a paru à l’automne 2007.
Suite à cette décision, l’avenir de la série s’était assombri, d’autant que Rosinski souhaitait également passer à autre chose. Mais après quelques années de lassitude, après avoir souhaité que la série s’arrête au 30ème album, il a malgré tout décidé de continuer l’aventure pour quelques temps encore. Enfermé dans un style d’expression graphique qui ne lui ressemblait plus, il a par contre choisi de se lancer sur une autre voie, celle de la couleur directe.
Ce choix graphique a deux conséquences majeures. Pour les fans, d’abord, la série sera désormais visuellement très différente.
Grzegorz Rosinski annonçait à ce propos « Je garantis que les personnages demeureront les mêmes, que mon dessin sera toujours clair, lisible et crédible. Et que l’esprit de Thorgal sera toujours vivant ! ». Malgré tout, beaucoup des lecteurs qui ne suivent pas l’actualité BD ont été surpris, désorientés, parfois même déçus par cet album… Alors que d’autres ont adhéré immédiatement.
30 ans de belles habitudes, il faut un peu de temps pour en changer.
Autre conséquence, pour les auteurs cette fois. La coloriste Graza, qui mettait son talent au service de la série depuis près de 15 ans, est partie vers d’autres horizons. Elle fera son retour quelques années plus tard dans les premiers tomes des Mondes de Thorgal.
Un héros vaillant mais usé
Jean Van Hamme a vraiment l’impression d’avoir fait le tour de la question. C’est pourquoi « Le Sacrifice » nous montre un Thorgal tel qu’on ne l’a jamais connu. Fatigué, usé par les épreuves qu’il a subies et par le poison d’Héraclius (voir l’album « Le barbare »), Thorgal n’est que l’ombre du héros que l’on suit depuis si longtemps. Les traits tirés, le visage creusé et mangé par la barbe, les cheveux prématurément blanchis, son physique reflète aussi une certaine lassitude morale.
Malgré tout, il est de retour. Et ses premiers mots sont pour son ancienne maîtresse, Kriss de Valnor, ce qui déplaît évidemment à Jolan, qui en profite pour lui envoyer une bonne grosse vanne. Quant à Aniel, son existence le perturbe et l’intéresse si peu, c’est troublant. Thorgal, bon sang, on t’annonce que tu as un fils !
L’album est très classique dans son déroulement. Une succession d’épreuves d’adresse, d’endurance, de force, de réflexion… Thorgal est emporté dans ce tourbillon d’épreuves par un arc-en-ciel, élément important de la mythologie nordique. D’après les légendes, l’arc-en-ciel — appelé Bifrost — serait un chemin menant à Asgard, la mythique forteresse aux 540 portes, demeure des dieux et de leur maître, l’ombrageux Odin.
Jean Van Hamme s’est amusé à saupoudrer l’histoire d’éléments tirés d’un peu partout dans la saga : la gardienne des clés, les dieux, dont le — trop ? — gentil Vigrid qu’on ne pensait plus revoir, les hommes du Nord… Thorgal et sa famille en profitent d’ailleurs pour griller un à un la plupart des « jokers » qu’ils avaient accumulés au fil du temps : Frigg, Vigrid, la gardienne et les Vikings leur donnent beaucoup, et ne proposeront peut-être plus à l’avenir des issues de secours si simples à emprunter.
L’énigme de la gardienne, première épreuve de la liste, est un clin d’œil réservé aux fans de la série. Et la bonne porte est… la porte de plomb !
(voir « Les trois vieillards du Pays d’Aran »)
Débarrassé des spectres lointains de la censure, Rosinski se lâche. La gardienne n’hésite plus à dévoiler ses seins, bien jolis d’ailleurs. Elle y perd un peu de son mystère…
Thorgal avance dans cet album comme il l’a toujours fait, sans se poser trop de questions. Le retour dans le nord n’est pourtant pas une formalité. Les regards en disent long, Aaricia et sa famille ne sont pas au bout de leurs peines. La vieille Vigrid de « La marque des bannis » est toujours là, ancrée dans sa haine de Thorgal qu’elle juge, avec raison certainement, responsable de la mort de son mari et de ses fils. Détail amusant, après s’être rendu compte qu’il lui avait donné par erreur le même nom qu’au petit dieu d’Aaricia, Van Hamme a décidé tout simplement… de ne plus la nommer ! Dans son scénario, Vigrid s’appelle donc « La méchante », une nouvelle dénomination qui lui va bien.
En fin d’album, on assiste au procès de Thorgal. C’est en quelque sorte l’occasion de faire le bilan de ses actes depuis une douzaine d’albums. Il ne risque pas la prison ou la mort, mais pire encore pour un Viking, le bannissement. Aaricia connaît… Il tente de se disculper des crimes de Shaïgan en affirmant n’avoir participé personnellement à aucun combat. L’argument est bien faible, Shardar, Véronar ou Saxegaard ne se plaçaient pas non plus en première ligne.
Heureusement pour lui, les Aegirsson ont des alliés.
Le successeur
Le danger de cette trame aurait été de finir l’album sur une « happy end » sans saveur. Mais Van Hamme s’en est bien gardé en nous proposant un dénouement qui n’en est pas un, une fin préparée soigneusement tout au long de l’album par la montée en puissance d’un personnage qu’on sentait venir depuis un bon moment : Jolan. C’était annoncé, le blondinet semble destiné à devenir le nouveau héros de la série.
Alors Jolan saute, court, tire, attaque et résout les problèmes comme un chef. Mais c’est surtout lorsqu’il est face à son père qu’on sent que le jeune garçon a changé. Il n’hésite plus à s’exprimer et à s’affirmer. Tu es fort, Thorgal, mais je le suis aussi !
Pour franchir ce cap majeur, la série et Jolan avaient besoin d’un petit coup de pouce supplémentaire. Ce coup de pouce s’appelle Manthor — homophone de mentor, certainement pas un hasard. Ce personnage mystérieux et puissant nous réserve sûrement bien des surprises. Manthor, une légende parmi les dieux, à l’aspect physique soigneusement dissimulé, dont l’impunité face à Odin est déjà un mystère en soi. Petit détail, sa mère, Vilnya, porte le nom d’un des trois anneaux elfes du « Seigneur des anneaux ».
Manthor est un joli cadeau fait au futur scénariste de la série. Il a du potentiel. Il peut être bon, mauvais, chaotique ou sensé… Jolan devra se méfier.
Tiens, si vous séchez sur l’énigme résolue par Jolan à la fin de l’album, la réponse est ici sur le forum. Agaçant d’ailleurs, de voir que Jolan résout l’énigme instantanément pendant que Thorgal sèche avec une belle tête de benêt.
Un autre héros traverse cet album à petits pas, dans un silence émouvant qui nous met face à nos démons. Aniel…
Le petit bonhomme mutilé quitte peu les bras d’Aaricia, qui le couve comme si il était sien. Il trouve dans cet album une famille, une mère surtout, peut-être un père aussi. Et une patrie ! Car, au cœur du procès de Thorgal, la scène pourrait paraître anecdotique, mais face au Thing, la princesse viking choisit sans hésiter d’adopter officiellement l’enfant de Kriss.
Une belle preuve d’amour pour Aniel. Il en a tant besoin.
Un nouvel avenir
Peu avant sa sortie, l’album avait été présenté pendant quelques temps avec une couverture différente, montrant Thorgal luttant au creux d’un arbre prêt à l’étouffer. Les larmes de Tjahzi qu’il portait à son cou ont beaucoup fait parler d’elles à l’époque, avant de disparaître de la couverture définitive.
Reflets de la force vitale de Thorgal tout au long de l’album, ces larmes sont aussi un symbole d’amour, un lien unique et divin entre Aaricia et son époux. Quelle bonne idée que le retour de cet objet ! Quelle bonne idée aussi de le pervertir peu à peu, de le noircir, de le vider de sa grâce en accompagnant Thorgal dans la mort. Un vrai, un beau symbole, magnifié sur la poitrine de Thorgal lors de son réveil.
Une édition spéciale du « Sacrifice » a paru en même temps que l’édition normale, avec pour couverture la toile aperçue sur la première version de l’album « normal ». Numérotée 29bis, cette édition reprend l’album en proposant en vis-à-vis de chaque planche la page du scénario final de Van Hamme. Si l’objet est évidemment destiné avant tout aux collectionneurs passionnés, il est aussi un sympathique cadeau d’adieu offert au scénariste — qui dédicace l’album avec une préface touchante que vous pouvez lire ici. Il est amusant de comparer les descriptions de Van Hamme aux rendus choisis par Rosinski, de voir aussi que le dessinateur s’est parfois quelque peu écarté des directives de son auteur.
L’avenir de la série, flou voire inquiétant, s’est éclairci en janvier 2006 avec le choix du nouveau scénariste de la série. Ce sera Yves Sente, déjà partenaire de Rosinski pour les aventures du Comte Skarbek (voir la biographie de l’auteur).
Pour le 30ème album, paru fin 2007, Sente a réintroduit Thorgal dans une histoire d’où il avait disparu, et a suivi les conseils de Van Hamme pour rester dans l’esprit de la série, dont le titre n’a pas changé — cette possibilité avait été un temps évoquée !
On a aussi entendu parler de séries dérivées — avec Louve ? par un autre dessinateur ? —, d’éventuels retours ponctuels de Jean Van Hamme…
Nouveau scénariste, nouveau héros, nouvel aspect, Thorgal est décidément à un tournant.
A suivre dans « Moi, Jolan ».