Les archers
Le bateau de Thorgal est détruit à cause des manœuvres hasardeuses du jeune Tjall. Pour pouvoir reprendre la mer et rejoindre sa famille, Thorgal décide de participer à un tournoi d’archers. Il va rencontrer une jeune aventurière à la beauté troublante, la sombre Kriss de Valnor…
Cette histoire lance le cycle du Pays Qâ, souvent cité par les lecteurs comme le meilleur cycle de la série. Elle a été éditée en album en septembre 1985.
Il s’agit pourtant d’une histoire individuelle que l’on peut lire à part, un western médiéval mettant en valeur le héros de la série et de nouveaux personnages épatants. L’une des forces de ce récit est d’être un tout, se suffisant à lui-même, et d’ouvrir pourtant une saga encore plus ambitieuse. La remarque peut d’ailleurs s’appliquer à l’ensemble de la série Thorgal. Chaque cycle et chaque album individuel apporte une pierre à une histoire qui garde toute sa cohérence, malgré les années, les thèmes et les lieux très variés qu’elle explore.
Cœur de cible
L’album « Les archers » est en tête des différents classements établis par les fans, et il fait bien souvent l’unanimité.
Il ouvre un cycle marquant, le plus long à l’époque avec cinq albums parus assez rapidement de 1985 à 1988. Le cycle de Qâ, qui mènera Thorgal, sa famille et tous leurs compagnons à l’autre bout de la planète, a été réuni dans une intégrale spécifique, un gros livre réunissant près de 250 planches. La première édition, parue en 2003, était accompagnée d’une préface de Jean Van Hamme et d’un cahier de croquis. La seconde a paru en 2012, sans la préface mais avec de nouveaux bonus graphiques.
Ici, pas de scénario rocambolesque, de magie ou de dieux. La force de cette histoire tient dans son rythme et ses enchaînements. Chaque retournement de situation est millimétré. Mais ce qui rend cet album vraiment séduisant, attachant, culte, c’est avant tout l’étonnante galerie de personnages. Tjall, Pied d’Arbre et Kriss vont accompagner Thorgal pendant un bon moment. Et comment oublier Sigwald ? Kriss de Valnor va même devenir l’unique personnage secondaire réellement récurrent dans la série, en apparaissant dans dix autres albums. Elle finira même par avoir sa propre série, en 2010, lorsque s’ouvrira la collection des Mondes de Thorgal.
Séduisante et diabolique, elle représente l’antithèse d’Aaricia : brune, sauvage, aventureuse, cruelle et sans morale. Un jeu de séduction et répulsion va se mettre en place entre elle et Thorgal. Le vie de ce dernier ne sera plus jamais la même…
Le facteur est passé six fois
Comme toujours à l’époque, l’album a d’abord été publié en plusieurs fois dans l’hebdomadaire Tintin, de juillet à septembre 1984. Sur cette période, Thorgal a d’ailleurs été deux fois en couverture (cliquez pour agrandir, merci au site Le journal de Tintin), la première fois pour saluer la publication de « Les archers » et la seconde suite au plébiscite des lecteurs, qui faisaient de Thorgal l’une des séries phares du Lombard.
L’histoire est dense et très rythmée, partagée en six chapitres presque distincts. La plupart ont été coupés en deux puisque l’histoire a été prépubliée en 11 semaines dans Tintin. Le scénariste Jean Van Hamme et le dessinateur Grzegorz Rosinski ont intégré dans leur travail la contrainte particulière imposée par la prépublication. Le découpage de l’album est particulièrement net et participe au plaisir de lecture, chaque partie ayant sa personnalité, ses temps forts, ses pauses. Les lecteurs de l’hebdomadaire Tintin pouvaient ainsi lire en une ou deux semaines une histoire courte de 7 ou 8 planches, avec une rupture temporelle et spatiale marquée entre chaque chapitre.
I – La tempête
La premier chapitre a une construction narrative singulière avec une double introduction où la météo joue son rôle. On y découvre trois nouveaux personnages aux personnalités remarquables, Kriss, Sigwald et Tjall.
Dans le village calédonien, le cambriolage — qui semble, au premier abord, anecdotique — permet de poser les nouveaux personnages, de nous faire comprendre qui ils sont et de quoi ils sont capables. En quelques actes et quelques mots, ils se construisent un passé qui leur donne de la consistance. Lorsqu’ils réapparaîtront, plus tard dans l’album, le lecteur les connaîtra déjà.
Thorgal arrive juste après. Le lien est double entre cette seconde introduction et la première. On a tout d’abord les propos de Kriss, qui prétend qu’aucun homme ne peut la battre l’arc au poing. L’unique vignette qui vient clore la quatrième planche nous dit pourtant qu’elle va bientôt rencontrer celui qui sera, au minimum, son égal.
Et puis il y a la pluie. L’album commence sous un amoncellement de nuages noirs. Dans la deuxième planche, la pluie commence à tomber, l’orage gronde. Rosinski nous offre d’ailleurs à ce moment une case particulière, en noir et blanc, totalement vidée de sa couleur par la puissance lumineuse de l’éclair.
Lorsque Kriss et Sigwald quittent le village, il pleut à verse. Et c’est sous une pluie torrentielle qu’on retrouve Thorgal et qu’on découvre Tjall. Liés par la nuit, l’eau, et des propos prophétiques, Thorgal et Kriss sont voués à se rencontrer.
II – Le marchand d’armes
Thorgal rencontre Pied d’arbre — son nom s’écrit Argun ou Arghun, selon les albums — et visite son étrange demeure, un atelier troglodytique isolé. L’armurier a été soigné physiquement ! Chauve avec une longue barbe et une jambe de bois, il ne passe pas inaperçu. Sa maison non plus, avec ses gadgets et son look de bunker rustique. A la fois fier de son art et honteux des drames qu’il provoque indirectement, Arghun s’impose, mais en douceur. A côté, les gaffes et la gaieté de Tjall en font un personnage unique dans la série.
Cette deuxième partie d’album baisse en intensité et préfère insister sur la narration et provoquer une rencontre. Les personnages en profitent pour bien s’affirmer et montrer leurs savoir-faire respectifs. Thorgal reste en retrait grâce à une blessure bienvenue, qui permet aux autres personnages de se mettre en valeur. Ca ne va pas durer, mais pour l’instant il devient secondaire. L’astuce narrative est particulièrement efficace, à la fin de ce chapitre on n’a plus envie de quitter les quatre nouveaux personnages.
III – L’enlèvement
Ce passage est certainement l’un des plus durs de la série Thorgal. Un viol, des meurtres, des combats sanglants, une exécution…
La série évolue, mûrit. Cet album a d’ailleurs provoqué l’une des rares censures qu’a connue la série, dans sa version américaine, lorsque Kriss est retenue prisonnière. Ce passage nous fait comprendre que la jeune femme a subi un horrible viol collectif. Pour gommer cet effet, les censeurs ont souhaité que la poitrine de Kriss soit couverte. En quelques traits discrets, Rosinski lui a ajouté deux pans de vêtements, cachant des seins qui ne changent pourtant rien à la violence de la scène.
La fin du chapitre est pleine d’émotions contradictoires, au cœur de drames humains épouvantables. On ne peut qu’être partagé. Chaque personnage donne son avis, au lecteur de se faire le sien.
Une chose est certaine, Thorgal a toujours décidé de sa vie et choisi son chemin. L’empathie n’est pas son fort. Après avoir offert le leadership tour à tour à ses quatre compagnons, il décide donc de reprendre la main. S’il y a une chose qu’il ne peut admettre, c’est que son libre arbitre lui soit retiré. Tout un symbole, c’est avec sa main blessée qu’il frappe Kriss et ouvre définitivement les hostilités avec celle qui deviendra son ennemie intime.
IV – L’archer
Thorgal est un homme efficace.
Ce constat résume un peu sa carrière, une capacité de super-héros en fait, celle de s’en sortir au mieux quel que soit l’amas d’embûches. Parmi ses nombreux talents, ses qualités d’archer sont ici mises en évidence. A peine dévoilé au début de « L’île des mers gelées », son talent avait déjà semblé relativement évident pendant son combat typé western contre le Iarl Ewing dans « La galère noire ». Mais jusqu’ici le Viking n’avait eu que rarement l’occasion de se battre.
Ici, une partie de l’album est dédiée à ses prouesses à l’arc. C’est aussi dans « Les archers » que Thorgal utilise pour la première fois un arc à double courbure, fabriqué par Pied d’Arbre, qui deviendra son arme favorite.
On voit souvent Thorgal avec un arc, dans la série, aussi bien pour la chasse que pour se défendre. On le voit aussi régulièrement se battre à l’épée, parfois à cheval. Guerrier complet, Thorgal a manifestement suivi l’entraînement aux armes des jeunes vikings.
Un mot à ce propos, l’arc viking était léger et souple, avec une corde en fibres tressées. La flèche était souple également, avec une pointe métallique effilée. L’empenne en plumes — teintée en jaune pour Thorgal et Kriss, orange pour Arghun et Tjall, bleu pour les jumeaux à la coupe au bol — permettait de stabiliser le vol de la flèche. Le guerrier viking avait généralement un équipement léger et était plutôt polyvalent. L’arc pouvait faire partie de la panoplie.
Handicapé par une main blessée, Thorgal a observé ses adversaires en les laissant faire étalage de leurs qualités d’archers. C’est important pour le lecteur. Pour que l’épreuve soit à la hauteur, les adversaires se doivent d’être des pointures. L’étalage de l’adresse de Tjall, Kriss et Arghun va donc permettre à Thorgal de montrer qu’il est réellement très très fort. Encore mieux, il aurait sûrement pu gagner le tournoi dans le chapitre suivant, mais il choisit de préserver ses compagnons en exigeant le match nul.
Au final, il ne montre sa force qu’au cours d’un petit jeu avec des bulles d’argile, et pourtant on finit l’album en étant persuadé qu’il est le meilleur archer du continent !
V – La finale du tournoi
Le tournoi, et de façon générale le jeu guerrier, se pratique depuis très longtemps. Les sources manquent mais on peut facilement imaginer que de nombreuses récréations de ce type étaient proposées aux guerriers, entre deux périodes de troubles. Chacun pouvait ainsi démontrer sa force, son courage, son adresse.
On est bien loin du jeu proposé aux archers du village viking, dans « L’île des mers gelées ». De petits défis locaux organisés sur le pouce par les Vikings, Thorgal passe à une fête importante, richement dotée, attirant les archers de toute une région.
Les règles changent au cours de cette deuxième partie du tournoi. La cible devient humaine, le tir en équipe prenant ainsi tout son sens. On mourait souvent au Moyen Age, au cours des tournois. De nombreux dirigeants politiques ou religieux ont d’ailleurs essayé d’interdire ces manifestations, qui avaient tendance à décimer l’élite des combattants. Mais qu’ils soient jeux d’honneur ou jeux d’argent, les tournois ont perduré pendant des siècles, et se perpétuent plus ou moins dans les jeux sportifs modernes. Le tir à l’arc est d’ailleurs un sport olympique.
Avec ces cibles humaines, la tension monte d’un cran. Une tension psychologique, moins brutale mais tout aussi mortelle que dans d’autres chapitres de l’album. La distance oblige les archers à tirer de plus en plus haut et à compter sur une bonne trajectoire descendante de la flèche, pas trop de vent, et un empennage efficace. La dernière épreuve dure 6 pages et demi, et donne son titre à l’album. Ces quelques pages sont parsemées de jeux de regards qui nous permettent de partager les émotions intenses et plus ou moins maîtrisées des participants. Regards fixes ou yeux fermés, chaque visage participe à l’ambiance.
A ce jeu, l’échange figé entre Kriss et Thorgal vaut le détour. La succession de cadrages est très cinématographique, l’arc de Kriss montant peu à peu vers le ciel, sous le regard indéchiffrable du Viking. Entre les deux aventuriers, la tension ne porte pas que sur la précision des flèches. On a ici les prémisses d’un partenariat qui les mènera tous les deux à tous les excès. La qualité de la mise en scène pourrait nous faire croire que Van Hamme et Rosinski savaient déjà ce qu’il allait advenir de leur relation. Ce n’était pourtant pas du tout le cas.
VI – Les Calédoniens
La boucle est bouclée ! L’introduction et la conclusion sont liées par le même thème — le bijou volé — ce qui donne une grande cohésion à l’ensemble.
Les rapports entre Kriss et Thorgal tournent au dramatique dans ce dernier chapitre, où Kriss perd son compagnon et devient une femme sans attaches, à la solitude certainement terrible. Que ce soit par les coups ou les mots, Thorgal et la jeune femme s’affrontent encore et encore, une joute sans fin qui va se prolonger dans de nombreux albums. Chacun ayant une vision du monde bien opposée, les deux adversaires ne vont cesser de se rendre la monnaie. Je t’en dois une, je te la rends.
Ravi de ses nouvelles rencontres, Thorgal invite ses camarades et le lecteur à le suivre dans l’album suivant. Il s’assure ainsi que « Les archers » reste bel et bien une introduction à la suite. Et franchement, on n’a pas envie de s’arrêter là. Van Hamme soigne ses personnages et s’amuse à laisser dans l’ombre de nombreux pans de leur vie. Qui est Tjall, au fond ? A-t-il des parents, des frères et sœurs ? Comment Arghun a-t-il perdu sa jambe, pourquoi vit-il en ermite ? Comment Sigwald a-t-il perdu son nez et obtenu son surnom ? Pourquoi Kriss et lui étaient-ils partenaires ? Qu’étaient-ils l’un pour l’autre ?
Lorsque Tjall s’approche de Sigwald pour retirer son bandeau, avide de combler l’une des éventuelles curiosités malsaines du lecteur, Thorgal le stoppe tout net. Ce secret n’est pas pour nous. 25 ans plus tard, Yves Sente et Giulio de Vita s’emploieront à imaginer l’histoire de Sigwald et de Kriss, dans les deux premiers albums de la série Kriss de Valnor, « Je n’oublie rien ! » et « La sentence des Walkyries ».
Mais les zones d’ombres, les questions sans réponses, sont l’une des forces de Van Hamme, capable d’aller à l’essentiel en nous faisant rêver à ce que nous ne saurons probablement jamais.