Les archers
Le bateau de Thorgal est détruit à cause des manœuvres hasardeuses du jeune Tjall. Pour pouvoir reprendre la mer et rejoindre sa famille, Thorgal décide de participer à un tournoi d’archers. Il va rencontrer une jeune aventurière à la beauté troublante, la sombre Kriss de Valnor…
Voici un nouveau détour par l’atelier du dessinateur Grzegorz Rosinski, avec tout d’abord l’analyse d’une double case de l’album.
Au combat
Remettons-nous tout d’abord dans le contexte. Alors qu’ils sont sur le chemin d’Umbria, pour y participer à un grand tournoi d’archers, Thorgal, Tjall et Arghun croisent un groupe de brigands et reconnaissent au cou de l’un d’eux le pendentif appartenant à Kriss de Valnor.
Ils comprennent que Kriss et Sigwald ont des problèmes. Sous l’impulsion de Tjall, ils rejoignent le camp des maraudeurs et libèrent Kriss. Mais celle-ci alerte ses ravisseurs, obligeant Thorgal et ses compagnons à se battre pour leur vie.
Voici la version noir et blanc de l’une des scènes, extraite du combat. Thorgal se bat contre un maraudeur, mais le nombre joue en la faveur des bandits, et l’un d’entre eux s’apprête à l’abattre d’un coup de hache. Mais l’homme est fauché par une flèche venue de nulle part, ce qui sauve Thorgal — et nous arrange bien, on aurait été un peu déçus.
Cette scène est très dynamique, au cœur d’un échange de coups mortels entre une vingtaine de combattants. Voici quelques éléments pour essayer de comprendre comment le dessinateur a bâti son image.
Tout d’abord, il est intéressant d’observer la position des combattants dans l’image, et celle notamment des armes de Thorgal. En traçant les lignes fortes des deux images — épée, bâton et adversaire du héros — on voit que Thorgal est au centre d’un triangle délimité par son environnement immédiat. Ce cadre place le héros, notamment son visage, au cœur de l’action. Il en fait une cible pour l’œil du lecteur.
On peut aussi remarquer que le triangle se décale dans la deuxième image. Tout en restant au cœur du jeu, Thorgal laisse ainsi de la place à son adversaire. L’inclinaison du triangle met Thorgal en position de faiblesse, de sortie de route.
On peut aussi s’attarder sur certains détails de l’image. Dans la première, une double ligne imaginaire (en jaune ci-dessous) vient couper l’image en deux. Les deux lignes sont séparées par un espace blanc qui accentue l’effet. Elles simulent la violence du coup et donnent du dynamisme à la scène. Elles ajoutent aussi de la profondeur entre les deux combattants, avec notamment ce biceps du maraudeur, en orange, seul élément à perturber la ligne. L’image joue ainsi la 3D, ce qui n’était pas simple parce que la case est petite pour y faire tenir trois combattants. D’autant que Rosinski a fait le choix de placer la caméra au cœur de l’action, très proche des adversaires, pour accentuer le sentiment que l’on participe à une mêlée furieuse, rapide et mortelle.
Autre ligne, celle de l’épée. En rose, c’est beau une épée rose. Dans la première case, l’épée est levée, forte et fière. Elle coupe visuellement le combattant du fond en deux, ce qui l’éloigne de l’action en cours et masque quelque peu la menace imminente. Le lecteur a vu le maraudeur, mais pas Thorgal ! Dans la deuxième case, l’épée est baissée, comme vaincue, très éloignée du maraudeur. Inutile. Elle nous le dit : Thorgal est vaincu.
En vert, très gros dans la deuxième case car plus proches de nous, les poings de Thorgal participent à sa défaite. Il tire ses armes vers nous, le plus loin possible du combattant qui s’apprête à le frapper à mort. L’impuissance est totale.
On peut aussi s’intéresser au visage de Thorgal dans la deuxième image. Tourné dos au feu, il est à peine éclairé. Mais une fine ligne blanche découpe le profil du héros dans le noir. Thorgal ne peut pas voir la hache de son agresseur, dans son dos, mais la ligne de son regard mène le nôtre jusqu’à la hache de l’homme, ombre noire qui se détache sur le fond blanc. L’effet est souligné par l’orientation parallèle de l’épée.
La lumière participe également à l’action. Dans les deux images, les parties sombres (voir ci-dessous, surlignées en bleu) et lumineuses sont inversées.
Dans la première, l’action est en bas. Mais le danger est en haut ! Il est mis en lumière, au propre comme au figuré. Dans la seconde case, la lumière passe en bas, isolant l’impuissance de Thorgal. Mais la nuit retombe déjà sur la scène, en haut, avec un adversaire qui est en fait déjà mort.
La lumière joue également sur la perception globale de la scène. A gauche, on est dans l’explosivité, dans le feu de l’action. Il y a du mouvement, de la rage, de l’adrénaline. A droite, la nuit retombe soudainement. Cette chape noire nous fait presque ressentir le coup reçu par l’homme à la hache. Le combat est fini.
En détaillant l’angle des deux cases, on voit que Rosinski utilise une technique complexe pour placer ses ombres. Il multiplie des petits traits arrondis, en les raréfiant lorsqu’il s’éloigne de la zone d’ombre. Cette technique d’ombrage demande certainement beaucoup de temps, mais elle est très efficace, esthétique, et typique de l’œuvre du dessinateur.
Les couleurs participent bien sûr à l’ambiance. Foncées, elles unifient la scène. Deux teintes sont appliquées, le bleu et le rouge, puis sont fondues l’une dans l’autre. Elles placent la source de lumière à droite, avec une ambiance de feu mourant. La source de lumière se décale ensuite vers le bas à droite, comme si la caméra s’était légèrement déplacée, libérée de la présence de l’homme que Thorgal a fauché.
Voici pour finir la scène complète, en couleurs, que vous pouvez relire à volonté.
Trames de fond
Toujours prêt à expérimenter des techniques, Grzegorz Rosinski utilise des trames dans cet album. On retrouve cette technique de temps à autres dans d’autres albums de la série.
Dans « Les archers », le dessinateur utilise cette technique à partir de la 15ème planche. Il faut rappeler qu’à l’époque, les planches étaient livrées par lots, car diffusées tout d’abord dans la revue Tintin (voir la partie « A propos »), et le dessinateur semble avoir voulu tester l’usage des trames notamment dans la troisième partie de l’album, riche en scènes tramées.
Les trames sont des motifs réguliers — généralement des points — placés sur des calques transparents. Ils permettent de créer des ombrages entièrement en noir et blanc. On peut ainsi placer rapidement des dégradés, ou des valeurs de gris différentes, en étant sûr qu’ils seront bien reproduits à l’impression. En lisant les surfaces couvertes de points noirs, l’œil crée l’illusion du gris.
Une image valant mieux que les mots, voici deux exemples d’application de trames dans l’album.
Dans la première image, une trame a été appliquée dans l’herbe et dans le buisson de droite. Dans la seconde case, la trame simule les ombres de la nuit et des branches, en haut. On reconnaît aussi la forme de troncs d’arbres.
Pour appliquer une trame, on place une feuille recouverte du motif choisi sur l’image, puis on frotte avec un objet dur au niveau des surfaces que l’on veut recouvrir. Les « vieux lecteurs » connaissent la technique, c’est celle des décalcomanies chantés par Richard Gotainer dans les années 80.
Dans l’image ci-dessous, des trames sont appliquées dans les zones cerclées de jaune. Celle de gauche est le résultat d’un léger grattage cherchant seulement à marquer l’arrière-plan forestier. Celle de droite est foncée et permet, après mise en couleur, d’éclairer un vêtement qui est noir.
Les zones entourées en vert contiennent en quelque sorte des trames manuelles, réalisées au moment de l’encrage. Ce sont des lignes parallèles tracées à la plume par l’auteur, avec le même objectif. Sur le bras de Thorgal, cela permet aussi de montrer qu’il est bien poilu. La technique est la même dans les cheveux de Kriss, avec un encrage méticuleux fait de lignes plus épaisses, dont les manques créent l’illusion de reflets, de matière.
A part dans cet album, l’utilisation de trames reste assez rare dans la série. On peut citer notamment « Entre terre et lumière », ou « Louve », dans lequel des trames permettent de simuler le ciel nuageux du pays viking.
Voici une dernière image dans laquelle une trame a été appliquée avec soin sur de nombreuses parties de la case afin de placer des ombres variées, notamment celles des frondaisons, des cavaliers, ou simplement le relief du sol. Cliquez sur les vignettes pour observer différentes versions de la scène ci-dessous, avec ou sans trames, avec ou sans couleurs, avec ou sans encrage.