Les trois vieillards du Pays d’Aran
☺Accueillis au pays d’Aran par le nain Jadawin, Thorgal et Aaricia rencontrent un peuple misérable et fanatique. Quels secrets se cachent derrière les murs de la forteresse des maîtres du pays d’Aran ?
« Les trois vieillards du Pays d’Aran » est le premier album indépendant de la série. Mais il est extrêmement dense et aborde plusieurs thèmes majeurs de l’univers de Thorgal. Il a aussi un titre particulièrement bien choisi et une couverture superbe, bâtie par la lumière des torches de Thorgal et des gardes des Bienveillants.
Trinité
L’album se joue sur un rythme ternaire, soutenu et répété.
Les mystérieux Bienveillants sont trois. Trois épreuves sont proposées aux aventuriers qui veulent devenir rois d’Aran. Il y a trois épées dorées, trois clés dans le Deuxième Monde, trois finalistes au concours, trois portes dans la salle du trésor.
Le nombre trois est fortement symbolique. Il équilibre. Deux concurrents s’affronteront, trois concurrents s’entraideront ou s’émuleront. Des trois mousquetaires aux trois petits cochons, des trois Grâces à la Trinité chrétienne, le nombre est présent dans nos textes et notre culture. Il y a aussi les trois dimensions de l’espace, largeur, hauteur et profondeur. Il y a le passé, le présent et le futur. La règle des trois unités du théâtre classique (le lieu, l’action, le temps). Les trois moments de la journée de l’énigme du sphinx et, à travers eux, les trois étapes de la vie humaine (matin, midi et soir).
Dans Thorgal, les sœurs du paradis perdu de l’album « La magicienne trahie » étaient déjà trois. L’équilibre en faveur des aînées, maintenu par leur nombre, avait été rompu par la venue de Thorgal, capable de donner à leur jeune sœur la force et le courage d’échapper à sa captivité dorée.
Bien plus tard (ou bien plus tôt ?) Thorgal rencontrera les trois Nornes dans « L’œil d’Odin » (album de la Jeunesse de Thorgal) afin de sauver trois baleines maudites par les dieux. Ces trios féminins symbolisent le défilement du temps, les trois dimensions qu’on lui donne.
Opposé à tous ces trios, Thorgal réagit avec efficacité et sait se rendre unique. Même lorsqu’il croit avoir échoué, assommé par ses adversaires dans le Deuxième Monde ou obligé de prendre la dernière porte disponible dans le château des Bienveillants, il remporte l’épreuve, jugé pour son courage, ses valeurs ou sa chance. L’épreuve est plurielle, le héros est singulier.
Le nœud gordien
Ce troisième tome (encore le trois !) est très dense, très rythmé. C’est aussi le premier album indépendant de la série. Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski disent de cet album qu’il est un peu le premier de la série, dans le sens où les codes thorgaliens commencent à s’y imposer. Les personnages, l’ambiance et le graphisme sont ainsi assez différents des deux premiers tomes, et se placent davantage dans la ligne de l’histoire courte « Presque le paradis… » (dans le tome 1). Le dessin de Rosinski s’est affiné et regorge de détails, de textures.
La science-fiction et les Vikings sont mis de côté. Les deux héros, marginalisés et désormais solitaires, sont maintenant libres de vivre tout ce qu’on voudra leur faire vivre. Van Hamme nous propose ici un conte fantastique, où l’aventure et la magie se mêlent au drame romanesque.
Le départ de l’histoire est calme et rassurant, dans un cadre verdoyant, loin du froid des premiers tomes. Deux éléments perturbateurs entrent en scène et vont bouleverser ce bel équilibre. Le premier des deux est l’ignoble gnome Jadawin, au physique perturbant de diablotin grisâtre, affublé de vêtements qui le ridiculisent et le rendent inquiétant et misérable. Ce personnage génère des émotions contradictoires, notamment au début de l’histoire, quand on n’a pas encore cerné sa personnalité déviante.
Le deuxième élément perturbateur est l’épreuve du collier. Van Hamme y glisse l’une des rares références historiques ou légendaires de la série, en évoquant Alexandre le Grand, le conquérant macédonien qui se bâtit un empire allant de l’Égypte au Pakistan, et la fameuse légende du nœud gordien qui devient ici un collier.
Deux légendes se mêlent en une seule. La première dit qu’un cultivateur, Gordias, serait devenu roi de Phrygie (dans l’actuelle Turquie) parce qu’un oracle avait annoncé que le futur roi entrerait dans la ville sur un char. Entrant dans la ville avec sa charrette, Gordias fut donc proclamé roi et sa charrette fut placée dans un temple dédié à Zeus. La seconde légende dit qu’Alexandre, le roi macédonien, serait passé en Phrygie et aurait appris que quiconque réussirait à dénouer le nœud de la charrette de Gordias pourrait conquérir le monde. Le nœud était si serré et si bien fait qu’on ne pouvait en attraper les extrémités. Ne pouvant le dénouer, Alexandre se serait contenter de le couper, réussissant par la force là où l’intelligence et la dextérité avaient échoué.
Savoir trancher le nœud gordien, c’est l’une des forces de Thorgal, sa capacité à réagir et à résoudre en un instant les pires problèmes. Combien d’ennemis seront vaincus sans avoir eu le temps de comprendre, combien d’épreuves seront surmontées sans plan et sans préparation ?
Aaricia, rôle encore secondaire
Aaricia est belle, très belle. Elle a du charme, de la fraîcheur. Elle porte de jolies robes moulantes aux décolletés sexys. Elle est intelligente et cultivée aussi, capable de résoudre l’énigme du collier tout en citant les exploits d’un antique conquérant.
Cet album lui offre son premier vrai rôle dans la série, après deux épisodes où elle n’a servi que de prétexte à l’aventure, embarquée malgré elle dans la lutte menée par Thorgal contre Gandalf puis contre Slive. Mais elle reste dans ce troisième tome une actrice secondaire, titulaire du rôle un peu ingrat de faire-valoir du héros.
On la découvre ainsi frivole, inconsciente des dangers de son monde. Thorgal la met en garde à plusieurs reprises au début de l’album. Sans effet. Il est complètement sous le charme de sa jolie épouse et continuera d’ailleurs dans l’album suivant, « La galère noire », à tenter de lui bâtir une vie rêvée, une vie calme et rieuse au milieu d’enfants et de gens qui l’aiment.
Mais les moments de bonheur, ou même tout simplement de paix, sont rares et précieux dans la vie de Thorgal et d’Aaricia. Ils sont généralement occultés par les auteurs, pour garder un rythme nécessaire aux lecteurs avides d’aventures que nous sommes. Nous n’avons donc pas assisté au mariage des deux héros, et voilà que leur lune de miel tourne au cauchemar.
Le monde de Thorgal n’est malheureusement pas tendre et Aaricia se retrouve vite dépassée par les événements, transformée en pantin docile par les drogues des Bienveillants. Mais c’est justement dans ces moments-là que Thorgal montre pleinement son potentiel unique. L’attaque du château est un modèle, d’une grande qualité narrative, qui contribue à construire sa légende. Même ses adversaires, des sorciers millénaires, sentent et expriment que le mari d’Aaricia est un être à part.
Face aux exploits répétés de son époux, Aaricia reste pour l’instant en retrait. Elle continuera à servir régulièrement de prétexte à l’aventure, mais saura aussi trouver sa place et démontrer ses qualités dans les albums suivants.
Un monde à part
L’album introduit des personnages et des concepts qui vont marquer la série.
On y effleure la complexité de l’univers thorgalien avec, au cœur du concept, l’existence de mondes parallèles complémentaires et interdépendants. La terre des hommes est le Midgard, la terre des dieux est Asgard, on le verra (« Aaricia », tome 14, « Géants », tome 22, « Moi, Jolan », tome 30). On apprendra aussi qu’il existe un royaume des morts (« Au-delà des ombres », tome 5) ou d’autres lieux improbables (« Le sacrifice », tome 29).
Mais le monde qui est présenté ici est à part, inclassable, difficile à décrire. C’est le Deuxième Monde. Il faut une clé pour y pénétrer, une clé pour en sortir. C’est un endroit complexe, contre-nature, protégé par une sentinelle immortelle, l’étonnante Gardienne des Clés. Une superbe femme nue qui se promène dans un monde aride rose parsemé de pierres en lévitation. On ose tout dans Thorgal. Face à elle, chaque concurrent va exposer sa principale « qualité » – la brutalité pour Karshan, la fourberie pour Volsung, le charisme pour Thorgal. Et chacun d’eux sera récompensé à la hauteur.
On reverra le Deuxième Monde plus nettement dans « Au-delà des ombres » (5), « L’enfant des étoiles » (7) et « La gardienne des clés » (17).
Autre thème important, bien que très brièvement abordé : le déplacement temporel. Après le lieu hors du temps découvert dans « Presque le Paradis… » (1), on assiste ici au premier voyage temporel de Thorgal. Tant d’efforts pour un si court – mais si important – voyage ! D’autres albums feront la part belle à ces jeux temporels. Thorgal, enfant, vivra quelques instants de sa vie d’adulte (« L’enfant des étoiles », 7). Kriss de Valnor éprouvera douloureusement le poids du temps dans « La cité du dieu perdu » (12). Mais les deux albums majeurs abordant le thème sont « Le maître des montagnes » (15) et « La couronne d’Ogotaï » (21). Dans le premier, Thorgal découvrira le concept de paradoxe temporel – que modifie-t-on dans le présent si on modifie le passé ? Dans le second, c’est Jolan qui appréciera toutes les subtilités de ces dangereux voyages.
Exposé brutalement à ces mondes et ces concepts nouveaux et redoutables, Thorgal ne se pose pas de questions. Il est jeune, il est beau, il est fort. Il applique une règle qu’il mettra en œuvre bien d’autres fois dans la série : s’il ne peut combattre ou contourner le système, alors il le fait imploser. Il tranche le nœud gordien et repart du pays d’Aran en laissant derrière lui des ruines fumantes et un peuple qui devra chercher, seul, le sens de la liberté.