Les yeux de Tanatloc
Alors que Thorgal et ses compagnons entreprennent un dangereux voyage au cœur de la jungle du pays Qâ, Jolan découvre auprès de Tanatloc qu’il dispose de pouvoirs étonnants. Des pouvoirs qui pourraient faire de lui le nouveau dieu de la terre des Xinjins.
« Les yeux de Tanatloc » est un bel album à l’ambiance particulière, avec ses deux univers si éloignés visuellement, la jungle étouffante de Mayaxatl et le désert montagneux qui entoure la cité Xinjin.
Pour visiter confortablement cet atelier, vous serez accompagnés par trois guides de valeur.
Thorgal
Enfoncé jusqu’aux genoux dans les marécages poisseux du pays Qâ, Thorgal est au cœur de l’action, au plus près des événements.
Avec lui, vous avez accès aux images complètes extraites de l’album.
Tanatloc
Le vieil homme est désormais aveugle, allongé dans un lit dont il ne peut plus sortir. Malgré cela, ses capacités hors du commun lui permettent d’avoir une vision assez précise du monde qui l’entoure.
Avec lui, vous avez accès aux images en noir et blanc, au trait, à l’encrage.
Jolan
Le petit garçon ne maîtrise pas encore les pouvoirs qui sont en lui. Il ne comprend pas non plus ce qui se trame dans son entourage, même s’il le vit intensément.
Avec lui, vous avez accès à la mise en couleurs des images extraites de l’album.
Au chevet du dieu vivant
Thorgal – Où es-tu Jolan ? Qu’ont-ils fait de toi ?
Tanatloc – Si les dieux existent réellement, ils me jouent là, à nouveau, un drôle de tour.
Jolan – J’avais si peur… mais maintenant, j’ai tant envie de savoir !
L’album s’ouvre sur une première image, choisie par l’éditeur pour illustrer la page de titre. Une jeune fille accompagne Jolan hors de la chambre de Tanatloc. Le vieux dieu, épuisé, est bordé avec affection et respect par son ami Variay.
Comme souvent chez Rosinski, l’image est intéressante tout d’abord pour la gestion de la lumière. L’auteur place ses ombres avec une exactitude effarante, tout en prenant toujours soin de rendre l’ensemble parfaitement lisible. Un exemple de cela est facile à trouver chez les trois personnages du premier plan. La jeune fille est bien sûr éclairée par la lumière forte de sa lampe, ce qui crée des ombres puissantes sur son visage ou ses vêtements. Muff reçoit sensiblement le même traitement. Mais pas Jolan. Le petit garçon regarde Tanatloc. Il est déçu de ne pas avoir eu toutes les réponses. Et le lecteur l’est aussi. Alors, l’enfant est placé dans l’ombre de la jeune fille, et seuls son visage et les contours de son corps sont éclairés. Ce visage est tout petit, dans l’ombre et de dos, et pourtant on ressent l’émotion qui s’en dégage !
L’effet est renforcé par la mise en couleurs, qui dépose du gris sur les contours de Jolan, à part sur ses pieds mieux éclairés.
Si Jolan avait été éclairé par la droite comme les deux autres personnages, son visage, si important pour l’efficacité de la case, aurait été perdu dans l’ombre.
case
encrage
couleurs
Autre point géré par la lumière, le dessinateur a tenu à ce que rien ne vienne perturber le lecteur dans sa découverte de ce qui est ici essentiel, c’est à dire l’enfant emmené sans qu’il ne le souhaite, et le vieil homme aux portes de la mort. Pourtant si on observe les cases des pages précédentes — faites l’effort d’ouvrir le bouquin ! Allez ! —, on voit que le lit de Tanatloc est placé dans un angle de la pièce, que les murs sont couverts de tentures et que les étagères sont très encombrées. Cependant, rien de tout ça dans cette image, qui ne conserve que l’essentiel. Ah si, une bricole, une sorte de tonneau vaguement aperçu quelques pages auparavant est esquissé au centre de l’image, histoire de rappeler où se situe l’angle de la pièce.
On ne peut pas quitter cette image sans parler encore un peu de l’encrage. Grzegorz Rosinski est perpétuellement à la recherche de techniques susceptibles de faire évoluer son dessin, de tenter quelque chose de nouveau. Comme on l’a vu dans d’autres ateliers, notamment celui de l’album « Les archers », le dessinateur travaille souvent ses ombres avec des hachures, en multipliant les petits traits, et il utilise aussi parfois les trames.
Ici, on peut observer une technique assez différente. Rosinski semble avoir utilisé une technique de frottage. Il a placé sa planche sur une surface granuleuse, puis l’a frottée, peut-être avec un crayon gras, afin de déposer ses ombres en certains points de l’image. Cette technique, rapide et efficace, ne se retrouve pas sur toutes les planches de l’album. De plus, elle ne remplace pas systématiquement les hachures, elle les complète ou les accompagne, selon les planches.
Dans cette image, la technique est surtout visible sur le mur, à gauche, notamment en noir et blanc.
Cette technique particulière est encore beaucoup utilisée dans l’album suivant, « La cité du dieu perdu », mais elle sera globalement remplacée par l’utilisation de trames pour le dernier tome du cycle de Qâ, « Entre terre et lumière ». Il serait intéressant de comparer les planches originelles avec le résultat imprimé. Il est fort possible qu’une partie des tracés n’aient pas pu être reproduits avec exactitude avec les techniques de reproduction et d’impression de cette époque pré-numérique.
2 et 2 ne font pas toujours 4
Thorgal – Je sais que je peux compter sur toi, Aaricia.
Tanatloc – Ma vie pour ta vie, Thorgal, je ne regrette rien.
Jolan – Thorgal, es-tu vivant, avons-nous réussi ?
Faisons un grand saut jusqu’à la fin de l’album. Trahisons et guérison sous les frondaisons. Cette image très connue, placée en bas de page et en fin de l’histoire, vient introduire la dernière épreuve, l’escalade d’une colline abrupte qui permet de s’extraire enfin du marais.
Il s’agissait ici de présenter cette ultime épreuve, c’est vrai, mais l’image propose une autre lecture. Les quatre personnages forment désormais deux duos, clairement définis dans la case. Le couple qui domine est maintenant celui que forment Thorgal et Aaricia. Les perdants, Kriss et Tjall, sont en bas, distancés, loin du sommet. L’ascension est symbolique. Elle vient récompenser ceux qui sortent gagnants de l’album.
Thorgal nous tourne le dos. Il s’intéresse à la belle Aaricia. Tjall et Kriss suivent le mouvement. Cette scène se prolonge dans la planche suivante, la dernière de l’album, en insistant beaucoup sur la seule complicité réelle dans cette équipe d’aventuriers crados, celle qui unit le couple Aegirsson.
case
encrage
couleurs
En s’intéressant de plus près à l’image, on voit qu’une ligne sombre oblique traverse le dessin, sous les pieds des héros. Cette ligne accompagne l’ascension. La mise en couleurs — vous pouvez cliquer sur Jolan — renforce puissamment l’effet esquissé par l’encrage.
A gauche et à droite, les arbres esquissent comme une barrière venant rappeler la difficulté de l’exercice. Ils forment ainsi une sorte de cadre qui met en valeur la partie essentielle de la scène, celle où se trouvent les quatre personnages.
On peut noter également la variété des verts qui sont déposés sur l’image, du vert lumineux des cimes des arbres au vert foncé profond des troncs du premier plan, en passant par celui du pantalon d’Aaricia, plus flashy que les autres.
Une dernière chose, en observant l’encrage de la partie lumineuse de l’image — vous pouvez cliquer sur Tanatloc — on voit qu’il y a une alternance dans le dessin. Un humain, un arbre, un humain, un arbre… Le dessin des quatre personnages n’est pas parasité par des branches ou des feuilles. Il est ainsi net et bien défini. Encore une fois, le confort de lecture prime.
Presque le paradis…
Thorgal – J’espère que Jolan et Argun ne vivent pas le même enfer que nous.
Tanatloc – J’ai renié toutes mes valeurs pour cela, mais cet enfant est peut-être la réponse.
Jolan – Si nous sommes au paradis, alors le paradis est une prison.
Après avoir commencé l’album dans la souffrance, au cœur du désert, Argun et Jolan se résignent et découvrent les côtés enchanteurs du pays Xinjin. Une vie apparemment calme, de l’eau fraîche, des filles dénudées.
Cette scène fourmille de détails, avec notamment ces enfants qui observent avec curiosité les nouveaux arrivants. Un petit garçon aux cheveux blonds, un homme à la grande barbe rousse, à qui il manque une jambe, c’est peu banal au pays Qâ. Les quelques adultes donnent une idée des travaux quotidiens dans la ville — porter l’eau, nettoyer les vêtements, effectuer des réparations… La barque renversée laisse même imaginer une petite activité de pêche, ou d’exploration.
Il est intéressant d’observer encore une fois la complémentarité entre le dessin et les couleurs. Les reflets dans l’eau de la rivière sont réalisés en mêlant encrage et couleurs. De façon plus générale, si on retire les couleurs pour regarder l’image en noir et blanc, on a l’impression d’observer un lieu très lumineux, intégralement baigné de lumière. Cela serait possible, si la prise de vue avait lieu à l’entrée du canyon. Mais la ville est en fait construite au creux du plateau, dans la partie la plus profonde du canyon, là où les vaisseaux volants d’Ogotaï ne peuvent pas manœuvrer.
La mise en couleurs permet de tout comprendre. La paroi rocheuse, à droite, dépose son ombre sur la scène. Cela renforce le sentiment que Pied-d’arbre et Jolan se sont installés ici pour être au frais. Privé de sa chaleur écrasante, l’endroit devient soudainement beaucoup plus agréable.
Cette scène marque aussi l’apparition discrète de deux nouveaux personnages, que nos héros appelleront Bé-ki et Man-gé, et qui auront un rôle aussi important qu’inattendu dans le dernier album du cycle.
case
encrage
couleurs
Captain America
Thorgal – Je ne laisserai rien ni personne lui faire du mal !
Tanatloc – Le danger est partout, mais la plus grande épreuve t’attend encore.
Jolan – Je ressens sa douleur… Pourquoi ?
Une dernière image, pour finir ?
Voici l’un des moments forts de l’album, un tournant de l’histoire. Les filles se chamaillent dans la gadoue, ce qui est toujours agréable, mais un trouble-fête vient mettre en pause le combat des belles. Un gigantesque crocodile attaque Aaricia. Thorgal intervient et se montre, comme toujours, à la hauteur de l’événement.
case
encrage
couleurs
Il est encore une fois intéressant d’observer la mise en couleurs de la scène. Pour que la lisibilité soit maximale, notamment dans cette scène de combat et de bravoure totalement effarante, Rosinski a choisi de ne dessiner que les trois protagonistes, un peu d’eau, et des tracés à gauche et à droite qui viennent animer la scène et renforcer la compréhension du mouvement — le pied de Thorgal, sur le dos de l’animal, servant de pivot pour éloigner la gueule du monstre.
Malgré tout, le dessinateur a souhaité rappeler l’environnement équatorial, en esquissant à l’aquarelle des formes à l’arrière-plan, qui suggèrent la végétation. Ainsi, à la lecture de la scène, on ne quitte pas la forêt humide, même si aucune plante n’a été dessinée.
A part ça, hé, Thorgal, c’est le gars qui met les mains dans la gueule d’un crocodile pour sauver une princesse viking. Il ne s’en sortira pas indemne, cette fois-ci. Il faudra de l’amour, de la magie et des sacrifices pour qu’il survive et reprenne la route vers Mayaxatl. Mais c’est pour tout cela que son nom est inscrit en gros sur la couverture de l’album, et que lire et relire ses aventures fait encore autant rêver, même après toutes ces années.
Non mais, sans rire Thorgal, tu es sûr ? Les mains dans la gueule d’un crocodile ?