Louve
Aaricia est sur le point de mettre au monde son deuxième enfant, et elle veut qu’il naisse en pays Viking. Un pays dominé par un nouveau maître avide et cruel, Wor-le-magnifique, qui attend avec impatience le retour de l’héritière du roi Gandalf.
Cet album indépendant a paru le 1er novembre 1990. Il fait suite à l’album « Le maître des montagnes », dans lequel Thorgal et sa famille avaient entamé leur retour vers les contrées du nord. Enceinte de son deuxième enfant, Aaricia souhaitait le mettre au monde dans le village de leur enfance.
Souvent citée parmi les préférées des lecteurs, voilà une histoire à part dans la série, originale et extrêmement bien construite.
Noir c’est noir
Cet album est tout d’abord l’un des plus sombres de la série, à tous points de vue.
Sombre car la plupart des scènes ont lieu de nuit ou sous la pluie (voir l’atelier de cet album à ce propos). Après de longues pages humides, zébrées par la foudre, noyées de pluie, l’arrivée du soleil coïncidera avec la disparition de la menace, et surtout avec la naissance de l’enfant, à la dernière page donc !
Transporté par l’histoire, Grzegorz Rosinski réalise des dessins inspirés, jouant fortement sur les contrastes lumineux. Marquées par le noir et blanc, dont elles pourraient se contenter, de nombreuses cases sont mises en couleur avec sobriété. La nuit leur suffit.
La couverture participe bien sûr à cette ambiance. Rosinski en profite pour signer l’une des plus belles images de la série. Aaricia y est rayonnante, magnifique. Sa peau lumineuse attire l’œil vers son visage marqué par la souffrance et la concentration, vers ses seins mis en valeur par un laçage qui ne parvient plus à les contenir, vers sa main droite qui cherche de l’aide dans les branches humides, vers sa main gauche posée sur le ventre qui s’apprête à libérer son enfant.
Les branchages, dégouttants d’eau, semblent avoir emprisonné la jeune femme. Ils s’accrochent à ses vêtements, griffent et mordent sa cape et sa robe. La lumière éclaire l’arrière-plan, barré d’un tronc d’arbre couché, et se dépose en halo lumineux sur les cheveux de la jeune femme. Mais cet arrière-plan est surtout occupé par un loup au regard indéchiffrable, paisible. Comment imaginer, avant d’avoir ouvert l’album, qu’il y a deux louves dans cette image, et non une seule ?
Voici cette magnifique toile complète. Pour l’anecdote, elle a été offerte par l’auteur à un chirurgien qui avait sauvé la vie de sa femme. Prenez le temps de visiter cette belle image, allez-y, c’est cadeau.
Sombre. Cet album l’est aussi car, pour la première fois, Thorgal utilise ses talents de guerrier pour mettre à mort un grand nombre d’adversaires. D’habitude, il s’applique à ne donner la mort qu’en cas d’extrême nécessité. Mais ici sa famille et son peuple sont en grand danger, et ses adversaires tombent comme des mouches. Si on fait le tour de la série, il n’y a guère que dans « Le pays Qâ », « La cage » et « Le barbare » que Thorgal combattra avec une certaine férocité, toujours pour protéger sa famille et sa vie. Mais il le fera avec une violence beaucoup plus contenue. Il n’en fera pas une affaire personnelle.
Cette ambiance morbide est annoncée dès la première planche, l’une des plus violentes de la série, l’une des plus traumatisantes. Dans le village assassiné, les cadavres jonchent le sol. Les corps des femmes sont dénudés. Un enfant gît dans les bras de sa mère, une flèche plantée dans sa petite poitrine. Un vieil homme courageux est attaché à une barrière, et son corps couvert de blessures expose la cruauté de ses tortionnaires. Un massacre pour rien, pour quelques grains et de la nourriture, pour le plaisir d’une chasse certainement enivrante pour ces hommes abominables.
Le décor est posé d’emblée. Les monstres nous sont désignés, en trois images. On les hait déjà. Bien plus tard dans l’album, le lecteur deviendra le complice de Thorgal, car sa main viendra rendre une justice implacable que beaucoup de lecteurs jugeront méritée. Chaque homme qui tombera aujourd’hui, abattu de sa main, nous renverra à ces deux premières planches au goût de sang et de larmes.
Sombre, cet album l’est également grâce à la construction de son scénario, car Jean Van Hamme s’est inspiré de l’univers des films d’horreur pour bâtir une histoire où l’angoisse monte crescendo. La famille Aegirsson semble prise dès son arrivée dans le filet tendu par Wor, et Thorgal et les siens se retrouvent rapidement séparés les uns des autres, traqués avec hargne et cynisme. Mais de leur côté, les Vikings de Wor deviennent victimes du syndrome de « Souviens-toi l’été dernier » et tombent un à un sous les coups d’un esprit vengeur, pas si maléfique que ça. Un monstre qu’ils ont eux-mêmes fabriqué, dans le village assassiné. Ils lui ont donné son arme, ils lui ont donné son but, ce qui le pousse à survivre et à tuer. Du coup, une histoire parallèle à celle de Thorgal et des siens rythme l’aventure et trouve son dénouement en même temps que le récit principal.
Les chasseurs, chassés de toute part, doivent affronter deux demi-dieux de la guerre, impitoyables, inexorables. Rien ne les a préparés à cela.
En kiosque
En 1990, la nouvelle revue Hello Bédé perpétue une vieille tradition de prépublication des aventures de Thorgal. Quelques mois auparavant, Hello Bédé a remplacé l’antique revue Tintin, en perte de vitesse au cours des années 80. L’objectif était de rénover le concept et, pourquoi pas, de relancer un modèle qui avait longtemps fait ses preuves.
Le 22 mai 1990, le 35ème numéro de Hello Bédé propose les premières planches de la nouvelle aventure de Thorgal, une histoire sobrement appelée « Louve ». C’est la première fois depuis son lancement que le nouvel hebdomadaire affiche Thorgal, à la fois dans ses pages et sur sa couverture. Sur celle-ci, on découvre Aaricia et Jolan, acculés dans des branches mortes par un guerrier viking — nommé Gunnar dans l’album — qui semble s’apprêter à les frapper de sa lame… Une belle illustration réalisée par le dessinateur de Thorgal pour la revue, qui propose également cinq planches de l’album et un article de trois pages consacré à Grzegorz Rosinski et à son œuvre (l’article est proposé en lecture sur le forum en suivant ce lien).
La publication va se poursuivre les semaines suivantes, jusqu’au numéro 45. Entre temps, le numéro 40 met aussi « Louve » à l’honneur avec une couverture qui reprend l’une des cases de la 35ème planche du futur album.
La revue Hello Bédé prépubliera encore deux histoires de Thorgal, « La gardienne des clés » et « L’épée-soleil », puis la belle aventure hebdomadaire initiée dans les années 40 prendra fin, définitivement cette fois, en juin 1993.
Une ombre s’élève au nord
Les Vikings du Nord se sont choisi pour chef une brute ambitieuse, Wor-le-magnifique. On apprend tardivement qu’il n’était au départ que le chef d’une petite troupe de pillards sans terre, et qu’il a imaginé une manœuvre culottée qui pourrait lui permettre de dominer ces territoires isolés. Pour cela, il s’appuie sur l’incertitude politique qui règne depuis la disparition de Gandalf-le-fou et de son successeur, Jorund-le-taureau.
Désigné par les hommes libres du clan, le chef viking a un caractère sacré. Il est chargé de mener ses troupes à la victoire, et d’attirer sur les siens les bonnes grâces de la nature. Pendant la bataille, il est bien protégé car sa mort ou sa capture sont le signe de la défaite. Ses hommes n’hésitent pas, alors, à l’accompagner dans l’exil ou la mort.
Mais s’il ne tient pas bien son rôle, s’il perd le respect de ses hommes, le chef peut facilement être destitué, voire sacrifié — on l’a vu avec Leif Haraldson dans la première histoire de « L’enfant des étoiles ».
L’âme damnée de Wor, Votiak, veille à ce que son maître ne dépasse pas certaines limites. Il l’empêche ainsi de tuer le bossu muet au début de l’album. D’une certaine façon, cette clémence inattendue provoquera la perte de Wor, tout autant que l’incapacité de celui-ci à respecter le peuple qu’il entend diriger.
Thorgal et les puissants, c’est une longue histoire. Il les fascine, il les intrigue. On voit ici que Wor et ses hommes, tout en étant bien occupés par leurs terribles activités quotidiennes, s’intéressent énormément au retour de Thorgal, fils de Leif, et d’Aaricia, fille de Gandalf. Deux héritiers potentiels d’anciens chefs du clan, deux personnalités fortes susceptibles de rappeler aux gens du nord qu’on n’a pas forcément besoin d’être une brute sanguinaire pour diriger un groupe humain.
Même s’ils provoquent eux-mêmes le déchaînement de violence qui va les faire disparaître, Wor et ses hommes ont finalement eu une vision prémonitoire. Le retour de Thorgal dans le nord marque bel et bien la fin de leur règne.
Petite Louve
Le loup est bien sûr un élément majeur de l’histoire. La couverture joue d’ailleurs avec le lecteur, en lui faisant croire que l’animal va tenir un rôle de prédateur ou, au minimum, d’adversaire. Ce ne sera pas le cas…
Le contrepied est magnifique : le loup sera bon, miséricordieux, il va donner la vie, sans s’occuper des hommes qui s’entretuent à proximité. Il est intéressant de constater que, dans cet album, la femme enceinte est accueillie par la louve dans sa tanière, et repoussée par les hommes de son propre village. Le monde dans lequel évoluent les personnages est violent, dangereux, cruel. On ne se fait pas de cadeaux. Il y a l’idée classique que l’homme est un loup pour l’homme. Mais il paraît que dire cela n’est pas très gentil pour le loup (voir, à ce propos, l’article sur les loups dans Thorgal, dans la fiche de l’album « Raïssa »).
Le nom donné à l’enfant à la toute dernière page est une marque de reconnaissance pour un animal qui, malgré sa réputation, n’est pas le prédateur le plus dangereux et le plus cruel de cette Terre.
A l’époque viking, les naissances sont très nombreuses. C’est nécessaire si l’on veut compenser la terrible mortalité infantile, particulièrement dans les pays nordiques où le froid et la disette font des ravages. A la naissance, la coutume est parfois de déposer un instant l’enfant à terre, de l’élever ensuite vers le ciel, avant de l’asperger d’eau. Cela lui permet de bénéficier de la puissance de ces trois éléments. Le père pouvait refuser l’enfant, notamment s’il était malformé — comme le bossu de l’histoire. Le bébé était alors abandonné aux bêtes sauvages.
A l’aune de cette tradition, on comprend que le bossu devait être très aimé par son père, un homme qui a organisé sa survie, accepté son handicap, combattu les préjugés pour lui.
De son côté, au moment où l’intrigue principale se dénoue dans le sang, Aaricia met au monde une nouvelle vie, en même temps que la mère louve qui l’a accueillie dans sa tanière. Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski ont créé cette scène avec un soin et une délicatesse formidables, tout au long des dernières planches. A la fois sobre et tout à fait extraordinaire, la naissance de la petite fille n’est pas l’anecdote de l’album. Elle en est son sel, sa raison d’être. Elle anime l’histoire, elle fait vibrer le lecteur. Elle perce les ténèbres. Elle renverse les démons. Après un album tendu et sauvage, elle parvient en une page, l’ultime, la plus belle, à tout faire oublier.
On referme l’album. Il ne reste qu’une image, la dernière, celle d’une femme belle et forte qui tend son enfant vers son héroïque mari, et qui lui donne son nom, aussi inattendu qu’évident.