Raïssa
Restée au village des Vikings du Nord, alors que son père et ses frères risquent leur vie sur Midgard ou dans l’Entremonde, Louve va devoir prendre sa vie en main et se découvrir, au crépuscule de son enfance.
La collection « Les Mondes de Thorgal » regroupe les albums paraissant en parallèle de la série principale. Elle s’est étoffée en 2011 avec la venue d’une nouvelle série consacrée à Louve, et d’un premier album nommé « Raïssa ».
La petite Louve n’avait pas souvent eu l’occasion de se montrer depuis l’album « Arachnéa », 12 ans auparavant. Une longue attente mais qui lui offre une série portant son nom, avec une première couverture épatante.
On peut noter que cette couverture — comme la plupart de celles des « Mondes de Thorgal » — a été réalisée par Grzegorz Rosinski, le dessinateur de la série-mère. L’album lui-même est l’œuvre de deux nouveaux venus dans l’univers thorgalien, le scénariste français Yann et le dessinateur russe Roman Surzhenko. La mise en couleurs est réalisée par Graza, coloriste polonaise de Thorgal au cours des années 90.
« Raïssa » a paru le 4 novembre 2011, conjointement avec le 33ème album de Thorgal, « Le bateau-sabre ».
Nouveaux auteurs
L’ambition des Mondes de Thorgal étant de proposer aux lecteurs un grand nombre d’albums — deux ou trois par an —, de nouveaux auteurs entrent donc en scène pour cet album forcément à part. Une démarche qui exige quelques efforts d’adaptation pour les lecteurs de BD franco-belge, pas vraiment habitués à un rythme de parution soutenu, mais qui devient aussi une tendance puisque les séries dérivées se multiplient autour des héros les plus emblématiques, de Lucky Luke à Lanfeust, en passant par Gaston, Spirou, XIII et beaucoup d’autres.
Pour raccourcir les délais entre deux albums, il devient courant de faire travailler plusieurs équipes d’auteurs en parallèle. Pour les Mondes de Thorgal, on alla plus loin puisque dans les années 2010 les équipes d’auteurs réalisèrent plusieurs séries se déroulant en même temps. Un pari ambitieux !
Le nouveau scénariste, Yann, est un auteur chevronné qui écrit pour la BD depuis la fin des années 70. Il a participé à de très nombreuses séries BD d’horizons très variés, on peut citer entre autres « Pin-up », « Les innommables », « Marsupilami », « Les éternels », « Odilon Verjus », « Lucky Luke », « Sambre », « Le sang des Porphyre », « Freddy Lombard », « Spirou et Fantasio » et beaucoup d’autres.
Yann a également participé à la série dérivée de XIII, autre création de Jean Van Hamme, en scénarisant l’album « Little Jones » paru en 2010 (collection XIII Mystery, avec Henninot au dessin, chez Dargaud).
Collaborant avec Yves Sente et Grzegorz Rosinski pour respecter une charte qui encadre la réalisation des albums de la collection, Yann a ensuite scénarisé une série qui revient sur la jeunesse de Thorgal avant d’être choisi par l’éditeur Le Lombard pour reprendre la série principale, à partir de l’album « Aniel ». Le premier tome de la jeunesse est d’ailleurs annoncé au dos de « Raïssa ». Vikings, hiver, famine et mythes nordiques, une histoire à retrouver dans «Les trois sœurs Minkelsonn ».
Roman Surzhenko est un dessinateur russe peu connu en Europe à l’époque. D’abord illustrateur, il a fait de la bande dessinée pendant une dizaine d’années pour des maisons d’édition russes. En France, il a participé au quatrième album de « La meute de l’enfer » et au troisième tome de « Metal » (aux Humanoïdes associés), ainsi qu’au cinquième album des « Carnets secrets du Vatican » (chez Soleil).
Le dessinateur expose de nombreuses œuvres sur son compte Instagram. De quoi découvrir son travail d’illustrateur, ses planches, ses travaux édités en Russie et beaucoup de jolis secrets de fabrication !
Admirateur de l’œuvre de Rosinski, Surzhenko a été remarqué par les auteurs de Thorgal grâce à la qualité de ses travaux. Un talent qui saute aux yeux dans ce premier album de Louve, avec des dessins fins et précis et un encrage méticuleux. Très respectueux des codes de la série principale, Surzhenko nous propose une Louve épatante, fraîche et jolie, pleine de vie. Elle qui n’était jusqu’ici qu’un personnage très secondaire !
Les arrière-plans sont fins et détaillés, avec un très bel encrage nocturne pour les scènes de nuit. Les postures des personnages sont particulières, avec des gestes très théâtraux, mais c’est aussi ce qui donne à ce dessin sa personnalité.
Après Giulio de Vita pour Kriss de Valnor, cet album confirme que les dessinateurs qui ont ouvert les Mondes de Thorgal sont peu connus du grand public mais ont été soigneusement choisis.
Au nom du père
Louve est la fille de Thorgal. Et c’est tout. Difficile d’en dire plus sur ce personnage, tant elle est discrète depuis sa naissance. Comme principaux faits d’armes de la petite, on peut citer son rôle primordial dans « Arachnéa », puisque sa disparition au début de l’album et son sacrifice désintéressé à la fin ont motivé toute l’aventure. Mais à travers elle c’est surtout l’innocence de l’enfance, face à la perversion du monde adulte, qui était symbolisée.
Avant cela, on avait découvert Louve et ses pouvoirs dans « La marque des bannis ». Un album fort et tragique dans lequel Jolan et sa sœur durent compenser l’absence de leur père. Louve se révéla capable de se faire comprendre des animaux, héritage de capacités atlantes que possédaient Slive et sa fille dans les premiers albums de la série. Des pouvoirs rarement exploités par la suite, peut-être tout simplement parce que la petite fille était… une petite fille.
Le personnage offert à Yann et Surzhenko était donc pratiquement vierge et commençait tout juste à s’affirmer dans les plus récents albums de Thorgal, notamment dans « Moi, Jolan ».
Dès les premières cases de « Raïssa », on comprend que Louve s’est choisi un mentor. Son père. Un père devenu légende, pour ses exploits et par son absence. Elle semble avoir décidé de se construire à travers l’image qu’elle a de lui, celle d’un homme fort, adroit, défenseur des faibles, sans dieu ni maître. C’est très nouveau mais parler de Louve est déjà un peu une nouveauté !
Commencé dans les parages familiers du village viking, l’album glisse rapidement vers le merveilleux et devient un conte d’enfance teinté de magie. Le petit chaperon Louve ne veut pas être « croqué ». Objets mystérieux, crabes luminescents, animaux qui parlent et mage vivant dans un monde défiant les lois de l’univers… Yann propose ainsi une histoire teintée d’absurde qui rappelle certains des premiers albums de la série, comme « La magicienne trahie » ou « Les trois vieillards du Pays d’Aran », quand Thorgal voyageait dans le temps, était confronté à la magie ou débarquait dans un vaisseau spatial au détour d’un chemin. Une démarche finalement assez proche de ce qu’a vécu Jolan pendant quelques albums sous la patte d’Yves Sente, à la même époque.
Mais contrairement à son frère, Louve se retrouve projetée dans ce nouvel univers sans qu’elle le souhaite vraiment. Comme son père, donc ! Incomprise et rejetée comme il le fut, sauvage et torturée comme il l’est encore, elle ne peut même pas s’appuyer sur l’expérience et la force de Thorgal, l’éternel absent. Alors elle va entreprendre dans cet album la quête de sa propre identité, une recherche qui va se révéler difficile et ponctuée d’échecs successifs.
Loups
Mâchoires menaçantes et poils hérissés, les loups accueillent les lecteurs de Thorgal avec un grondement sourd et inquiétant. Bienvenue dans leur territoire ! Le premier prédateur des bois de cet album est Griz, une louve blessée, solitaire. La chasseuse est devenue la proie d’enfants qui ne la considèrent que comme une nuisible. Se sentant tout aussi exclue de son clan que ne l’est Griz, Louve va dès les premiers instants s’attacher à l’animal et organiser leur survie à toutes deux.
Animal omniprésent dans les contes et l’imaginaire populaire, le loup a été pourchassé, abattu, stigmatisé pendant des siècles. Il a aujourd’hui pratiquement disparu en Europe de l’ouest — il ne reste que quelques milliers d’individus, surtout en Espagne —, tout comme les grandes forêts qui l’abritaient.
Sa mauvaise réputation est peut-être due aux attaques d’humains, rares mais régulières, qui faisaient de lui l’un des rares animaux sauvages capables de s’en prendre aux hommes dans une Europe de plus en plus domestiquée. Mais si le loup a été pourchassé et accusé de tous les maux, c’est surtout parce qu’en défrichant son habitat naturel l’homme a naturellement réduit les territoires de chasse de l’animal, le poussant à chercher sa nourriture là où elle était disponible en quantité… au sein des troupeaux élevés par l’homme.
Le loup jouissait pourtant d’une réputation toute différente avant le Moyen Age. Il était craint mais aussi bien souvent respecté, voire adoré. Revers de la médaille, sous l’ère chrétienne il fut lié au paganisme et aux rites anciens, ce qui n’améliora pas la perception qu’on avait de lui. Étant à la fois le symbole d’un temps révolu et un ennemi des troupeaux, le loup subit les rumeurs qui firent de lui l’animal du diable.
La petite Louve, si peu à son aise dans son monde, est mise à l’écart et raillée. Elle est trop jeune pour imposer au groupe d’enfants du village sa force de caractère. Lors de sa rencontre avec Griz, elle montre toute l’empathie qu’elle peut ressentir pour le monde animal. Ne pouvant lutter pour sa propre cause, la petite fille met toutes ses forces et son courage dans une entreprise qui finit par la dépasser, puisque la situation de Griz n’est que la résultante naturelle de l’instinct des loups. La promotion des forts, l’exclusion des faibles, c’est un gage de survie au sein du monde animal.
En cherchant à redonner à la louve bannie sa place auprès des siens, Louve entame une quête par procuration, celle de sa propre insertion au sein de sa meute viking. Le constat d’échec peut sembler d’autant plus cuisant.
Thorgal et les loups
Les loups n’apparaissent pas pour la première fois dans la série. Ils sont même présents depuis le tout début, symboles du monde sauvage et bien souvent plaie du voyageur esseulé.
Dès l’aube de la série, dans le premier album, une meute prend Thorgal en chasse et repousse son cheval, Fural, vers un piège fatal. Des loups attaquant un homme armé et à cheval, le cas devait quand même être rare ! Dans « La magicienne trahie », l’étrange Slive est également accompagnée d’un loup, compagnon fidèle à l’agressivité instinctive. Dans la même histoire, les Baalds sont de féroces guerriers couverts de peaux de loup. Une façon de se vêtir qui révèle la nature sauvage de ce peuple, une marque de respect aussi pour l’animal qu’ils ont tué, car se vêtir de leurs peaux marque la volonté de s’approprier la force, l’endurance et l’agressivité des loups.
Le loup est aussi l’un des mirages des jardins d’Asgard dans « Au-delà des ombres » et l’un des déguisements disponibles à la cour de Shardar dans « La chute de Brek Zarith ». On retrouve ensuite les loups bien plus tard, à la fin de l’album « Louve », au cours d’une scène reprise dans « Raïssa » par Surzhenko. Une scène où la louve était avant tout une mère, donneuse de vie, forte et généreuse comme l’est Aaricia, des qualités que les deux mères semblent avoir transmises à leur « fille commune » et qui sauvent Louve de la vengeance de ses demi-frères sauvages. Un lien fort que Yann a souhaité amplifier dans cet album dans lequel il affirme que Louve porte l’odeur et donc l’héritage de mère-loup à travers le temps.
Enfin, avant « Raïssa », les loups sont présents dans l’album « La marque des bannis », à nouveau sous la forme d’une meute en chasse. C’est l’album où la petite Louve révèle ses étranges capacités, le moment où le mélange de ses origines atlantes et de sa naissance bénie des loups semble lui avoir donné le pouvoir de communiquer avec les animaux. Fidèles au point de risquer leur vie pour elle, les bêtes devenaient un peu sa meute personnelle. Ce n’est pas du tout le cas dans « Raïssa » !
Ce nouvel album va beaucoup plus loin dans les rapports entre l’homme et le loup, un choix assumé par le scénariste qui fait tourner toute son histoire autour du canidé, qu’il soit animal ou mythique. Cette approche est servie par le dessin irréprochable de Surzhenko. Les animaux sont expressifs, réalistes et détaillés.
La solitaire Griz initie l’enfant à son monde sauvage. Avec des paroles très humanisées, des tournures de phrases assez dérangeantes tant elles semblent humaines. La petite fille découvre alors la meute de Raïssa, composée de très nombreux loups. Une meute, en général une dizaine de loups, est souvent menée par un couple dominant, seul autorisé à se reproduire et généralement fidèle jusqu’à la mort. Ce sont des animaux très endurants, capables de parcourir de grandes distances en peu de temps, de patienter plusieurs jours entre chaque chasse et d’avaler plusieurs kilos de viande lorsqu’ils capturent un herbivore bien gras. Dans l’album, la meute est devenue le rabatteur du mage Azzalepstön, sous la férule cruelle d’une louve noire bien étonnante. Raïssa est-elle réellement ce qu’elle paraît être ? Nous n’avons pas encore toutes les réponses…
La fillette côtoie toutes ces bêtes avec courage et obstination. Entre elles, l’intimité grandit en forgeant des émotions et des sentiments qui se mêlent et finissent par perturber les lignes. La fusion sera progressive mais continue, jusqu’à la création en fin d’album d’une enfant-loup fort inquiétante qui nous renvoie à l’une des croyances les plus anciennes et terrifiantes, celle de l’homme animal.
Le début d’un cycle
Telle qu’elle est construite dans ce premier album, on comprend que l’histoire qui commence ici est certainement partie pour durer plusieurs albums et quelques années. Si Louve est bien sûr au cœur de « sa » série, le rôle d’Aaricia pourrait également ne pas être négligeable.
Les auteurs nous embarquent d’ailleurs dans une intrigue secondaire, tout juste esquissée dans cet album, avec Aaricia en guest star. En gardant les pieds sur terre, Aaricia contribuera sûrement à maintenir le lien avec la série-mère, avec une alternance Louve/Aaricia qui rappelle ce qui s’est fait dans les derniers albums scénarisés par Yves Sente.
L’épouse de Thorgal, encore une fois abandonnée par son homme pour la bonne cause, se retrouve bien esseulée au sein de son propre peuple. Les rancœurs et jalousies anciennes sont toujours présentes. De nombreux vikings n’ont pas pardonné les erreurs du passé, que ce soient celles de Gandalf, son père, ou celles de Thorgal, son époux. Le fils du nouveau chef du village exprime ouvertement haine et mépris pour Louve et sa famille, avec des propos qui sont certainement courants le soir, autour du feu, dans les maisons du village.
La convoitise fait aussi son apparition avec un personnage de galant dragueur dont l’attitude déjà limite pourrait facilement déraper vers l’inadmissible.
L’autre intrigue, principale celle-ci, offre à Louve la découverte du monde magique d’Azzalepstön, étrange mage maître de l’illusion et de la manipulation. Un être doté de capacités magico-scientifiques — animaux mécaniques, télévision, étagères à cristaux… — qui rappellent furieusement celles de Manthor, mais dont le charisme semble déjà supérieur à celui du mage rouge exilé. Tout comme Manthor, Azzalepstönn semble se créer une petite armée personnelle, soigneusement rangée sur l’étagère, et lui aussi semble avoir envie de s’attaquer au royaume des dieux scandinaves. Un personnage qui semble donc orienter la série Louve vers des aventures plus proches de celles de Jolan que de celles du papa viking.
Trompée par le mage au cœur de sa crise identitaire, Louve cède une part de son âme qui va forcément lui manquer, la part de sauvagerie qu’on cherche toujours à contenir, à dominer. Sans elle, la petite fille a certainement perdu une part essentielle de sa personnalité. Révolte, colère, ténacité, courage… et avec cela, l’envie de vivre et de profiter de chaque instant, qu’elle devra reconquérir dans les prochains albums.
A suivre dans « La main coupée du dieu Tyr ».