A travers les cieux, l’espace et le temps
On l’a vu, les couvertures de Thorgal n’ont guère évolué depuis les débuts de la série. Les illustrations magnifiques réalisées par Grzegorz Rosinski ont participé à la magie et au succès des albums et le visuel principal, en première de couverture, est globalement identique de nos jours à celui des années 80.
Néanmoins, il est intéressant de retourner les albums pour observer la quatrième de couverture et y chercher le reflet de leur époque.
L’évolution la plus nette de l’aspect extérieur des albums est liée au visuel illustrant la liste des histoires de Thorgal. Les jeunes héros des premiers tomes sont remplacés en 1989 — dans l’album « Aaricia » — par eux-mêmes, plus mûrs. De « La marque des bannis » en 1995 à « Le bateau-sabre » en 2011, c’est toute la famille Aegirsson qui pose bien droit pour la photo. Et depuis « Kah-Aniel » en 2013, la famille est accompagnée d’Aniel et de l’ombre de son ennemie intime, Kriss de Valnor.
Et puisqu’on remonte le fil de l’histoire, on peut s’arrêter quelques instants en 1993. Cette année-là, l’éditeur Le Lombard avait adopté un nouveau visuel, un homme enjambant le monde, et un nouveau slogan collant très bien à l’esprit du catalogue de l’éditeur : « Sur les pas de vos héros ». Rien à redire, ce logo était plutôt sympa… à part que le petit bonhomme en question est venu cochonner les dos de tous les albums parus à cette époque, de « La forteresse invisible » à « Géants ». Beurk. Une petite curiosité dans sa bibliothèque, qui n’apparaît plus dans les rééditions récentes de ces quelques tomes.
Contre lui des dieux, des pièges géants
Regardons maintenant plus en détail cette fameuse quatrième de couverture. Voici un véritable pan d’histoire !
Nous commençons le voyage en 1980 avec « La magicienne trahie », l’intemporel premier album de la série. Comme souvent à l’époque, les auteurs sont présentés à l’aide d’une mini-biographie qui nous apprend que Jean Van Hamme est capricorne (bêêê), et que Grzegorz Rosinski est lion (roaaar).
Un court résumé présente la première histoire d’une série toute neuve dont le troisième tome, publié auparavant dans l’hebdomadaire Tintin, est déjà annoncé. L’album est très beau mais il reste relativement rare, la BD franco-belge étant alors encore tournée vers les puissantes revues spécialisées qui assuraient sa diffusion auprès du grand public. On a tout de même droit à une belle couverture cartonnée qui affrontera plus hardiment le temps et les manipulations.
Van Hamme est alors un auteur peu connu et Rosinski vit en Pologne. Thorgal et Aaricia sont jeunes et beaux !
La biographie est réécrite pour les tomes suivants, mais c’est surtout notre jeune couple qui évolue et gagne en maturité à partir du tome 14 « Aaricia » en 1989. La série est en pleine gloire et Jean Van Hamme, après le succès de la saga XIII, s’apprête à scénariser les aventures du jeune milliardaire Largo Winch. Rosinski vit en Belgique et va bientôt s’installer définitivement en Suisse.
L’éditeur et les auteurs sont fiers des nombreux prix remportés par Thorgal !
« Aaricia » est un recueil de quatre histoires publiées dans Super Tintin entre 1984 et 1988. Le tome 15 est annoncé, mais l’hebdo Tintin, tout comme son modèle de diffusion, est en train de s’éteindre et « Le maître des montagnes » sera publié directement en album. La fin d’une époque qui, du côté du Lombard, provoqua une mutation, un changement de modèle et quelques années de tâtonnement.
Un petit saut dans le temps nous mène en 1995 auprès du 20ème album de la série, « La marque des bannis ». Un album magnifique d’une série qui est alors au sommet avec des niveaux de vente stratosphériques et une notoriété fabuleuse. La quatrième de couverture devient plus sobre, moins « niche », la BD franco-belge sous forme d’albums étant désormais à la fois une norme et un pan de culture grand public. Les titres des tomes précédents suffisent à la série pour lui faire une belle publicité, chaque album étant un succès.
Le visuel s’inscrit aussi dans son époque, puisque la maturité de la série est parallèle à celle de ses personnages ; Thorgal et Aaricia sont devenus des parents, par deux fois, et leurs deux lardons méritaient bien de les rejoindre sur la couverture.
Plus besoin d’écrire les biographies des deux auteurs : leurs noms éclairent alors comme des phares les rayons des librairies et des bibliothèques.
Du côté des couvertures, les choses vont se stabiliser pendant 15 ans. Mais voilà qu’en 2010, à partir de l’album 32 « La bataille d’Asgard », la famille Aegirsson se retrouve un peu mise à l’écart, tout simplement parce que l’espace disponible pour elle est fortement réduit.
Il faut dire qu’on vit déjà une autre époque, du côté de la série comme de celui de ses auteurs. Le monde numérique s’est emparé du monde réel, répandant de nouvelles habitudes de lecture, venues parfois de loin. La production BD s’est diversifiée et multipliée. Le modèle économique a encore changé.
Les auteurs de Thorgal ont aussi changé, avec deux événements majeurs dont cette quatrième de couverture se fait l’écho. Il y avait eu tout d’abord le départ en 2006 de Jean Van Hamme, le scénariste adulé des 29 premiers albums de Thorgal. Une déflagration, du côté des lecteurs et des lectrices, qui aurait pu marquer la fin de la série mais qui a plutôt contribué étonnamment à l’ouverture de nouvelles portes.
L’une de ces portes fut franchie par Yves Sente, ancien directeur éditorial du Lombard et nouveau créateur des aventures de nos héros. En 2010, une seconde porte ouvre la saga à d’autres auteurs, à d’autres idées, au sein d’une collection d’albums mettant en scène différents personnages iconiques de la série. On commence avec Kriss de Valnor et l’album « Je n’oublie rien ! » qui confie le crayon au talentueux dessinateur italien Giulio de Vita.
La série continue ainsi son riche parcours et Grzegorz Rosinski ne tarde pas à proposer une nouvelle illustration, avec d’une part le nouvel enfant adopté par la famille, d’autre part l’ombre d’une ennemie inclassable qui symbolise aussi l’ouverture de la série (avez-vous repéré le drakkar qui semble émerger de sa chevelure ?). L’image est aussi encore une fois le reflet de son époque puisqu’elle est réalisée en couleurs directes par Rosinski, comme le sont ses albums.
Ce tome 34 « Kah-Aniel » est aussi le dernier proposé par Yves Sente, alors que du côté des Mondes de Thorgal on a vu apparaître le prolifique duo formé par Yann et Roman Surzhenko qui réaliseront, ensemble puis séparément, la plupart des tomes parus depuis lors.
La saga de Thorgal est comme celle de ses auteurs : polymorphe, surprenante, portée par plusieurs vies.
Le tome 40 « Tupilaks » s’habille ainsi en 2022 d’une nouvelle maquette qui fait disparaître la plupart des éléments issus de la composition originelle, ou plutôt qui les réinvente. Les ornements de bois et d’or quittent un espace qui peinait à leur offrir la place nécessaire. L’ensemble se colore à l’anis pour favoriser le texte et l’illustration. Kriss de Valnor disparaît au profit d’une famille replacée au cœur de la composition.
Les noms des auteurs ont disparu également et c’est tant mieux, on s’y perdait ! Du côté de Thorgal, Yann scénarise désormais des albums dessinés par Fred Vignaux alors que Grzegorz Rosinski signe ici sa pénultième couverture.
L’année suivante, la colonne de droite évoluera déjà en listant le premier tome d’une nouvelle collection qui va accueillir des auteurs désireux d’écrire ou dessiner Thorgal le temps d’un album. Ce sera Thorgal Saga. Une nouvelle ère encore, celle d’albums luxueux et indépendants, étonnants, comme l’est le parcours éditorial de la série.
A l’approche de ses 50 ans, la série Thorgal demeure dynamique et intrigante. Elle a eu plusieurs vies. Elle a évolué avec ses auteurs, son éditeur et ses lecteurs.
A quoi ressembleront ses prochaines vies ? On se retrouvera ici pour en parler !