Voici deux entretiens exclusifs avec le dessinateur russe Roman Surzhenko, auteur des séries Louve et La jeunesse de Thorgal, et du sixième album de Kriss de Valnor.
Le premier entretien, ci-dessous, a été réalisé en janvier 2015 en marge du festival d’Angoulême. Le second entretien date de mai 2017. Il a été réalisé par l’un des membres de la communauté du site, Tjahzi, lors du festival BD d’Hanret en Belgique (cliquez ici pour un accès direct).
Angoulême – Janvier 2015
Remettons-nous un peu dans le contexte. Le cinquième album de Louve, « Skald », vient de paraître. Roman met les dernières touches de couleur sur « Runa », troisième album de la Jeunesse de Thorgal, annoncé pour avril 2015. Quant à Kriss, le dessinateur Giulio de Vita vient tout juste d’annoncer qu’il quitte la série. C’est d’ailleurs pendant le festival qu’il est décidé de proposer à Roman d’en dessiner la suite, ce qu’il acceptera, pour l’album « L’île des enfants perdus » qui paraîtra en novembre de la même année.
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Thorgal.com : Bonjour Roman, c’est un plaisir de vous retrouver à nouveau en France. C’est votre deuxième participation au festival d’Angoulême, après celle de 2013. Quelques mots sur ce festival ?
Roman Surzhenko : J’aime bien revenir dans cette ville. Les stands et expositions sont à la fois semblables et différents. La ville est très belle. J’aime bien cet endroit.
Thorgal.com : La plupart des lecteurs francophones vous ont découvert dans les Mondes de Thorgal. Comment avez-vous été contacté pour devenir auteur de Thorgal ?
Roman Surzhenko : Une histoire magique ! Mon agent, Tommaso d’Alessandro, m’a demandé si je voulais faire un test pour Thorgal. J’étais stupéfait. C’était le jour de mon anniversaire, et je crois que c’était le plus beau cadeau qu’on puisse me faire. Parce que Thorgal est devenu le projet de ma vie, le projet qui a changé ma vie.
J’ai accepté de dessiner quelques pages. Je n’avais reçu aucune information, aucun scénario. Tommaso m’a proposé de dessiner ce que je voulais sur le monde de Thorgal. J’ai réalisé deux ou trois pages avec Thorgal et Jolan, et quelques portraits de Thorgal. C’était tout.
Thorgal.com : Les pages sur Thorgal et Jolan, c’était une petite histoire ?
Roman Surzhenko : Oui, la première page proposait un combat, Thorgal et Jolan contre des monstres. Je voulais montrer que je sais dessiner de l’action. Après cela, j’ai attendu environ un an, parce que je crois que beaucoup de dessinateurs ont fait ce test. Et un beau jour, on m’a appris que j’étais invité officiellement dans l’équipe.
Thorgal.com : Pas de nouvelles pendant un an, alors ?
Roman Surzhenko : Oui, j’ai terminé un album pour les Humanoïdes associés, j’en ai dessiné un autre pour Soleil, et après ça j’ai reçu cette nouvelle. Je crois que ce n’était pas une décision simple pour le Lombard et pour les Rosinski.
Thorgal.com : Vous connaissiez déjà la série ? Est-elle diffusée en Russie ?
Roman Surzhenko : Oui. Il est vrai que les bandes dessinées ne sont pas très connues en Russie. Mais nous avons bien sûr un certain nombre de lecteurs, et parmi ces fans, Thorgal est bien connu.
Par contre, chez moi à Taganrog (sud-ouest de la Russie, au bord de la mer d’Azov), Thorgal n’est pas du tout connu. J’ai eu de la chance. J’ai fait la rencontre il y a 20 ans d’un dessinateur local avec qui je suis devenu ami. Il avait une petite collection de bandes dessinées, et les premiers albums qu’il m’a montrés étaient cinq albums de Thorgal. « L’enfant des étoiles », « Les archers », « Alinoë », « Le Pays Qâ » et « La chute de Brek Zarith ».
Thorgal.com : De très bons albums !
Roman Surzhenko : Oui, c’est vrai ! Comme je l’ai dit en d’autres occasions, j’avais l’impression d’y trouver des dessins de Rembrandt, parce que le travail de lumière et d’ombres est incroyable, un peu comme les eaux fortes de Rembrandt. C’était quelque chose que je n’avais jamais vu. J’avais lu auparavant des Pif Gadget, découvert des dessinateurs comme Raphaël qui dessinait Doc Justice, Chéret qui dessinait Rahan, Norma qui dessinait le Capitaine Apache. Mais c’était différent, c’étaient des histoires courtes, dans un magazine pour les enfants.
Là, chez mon ami, je découvre de vrais albums, de 46 pages, avec des dessins incroyables. C’était d’un niveau supérieur, selon moi. J’étais impressionné. J’ai commencé à copier cette manière de dessiner, ce style. C’est pourquoi je crois que je peux dire que Grzegorz a été sans le savoir l’un de mes professeurs. Je n’ai jamais étudié l’art à l’école ou à l’université. Pour progresser, je regardais ce que j’aimais et je tâchais de le reproduire. Bien sûr j’ai étudié l’anatomie, les compositions, mais c’était une formation classique. La bande dessinée est quelque chose d’autre.
Thorgal.com : L’envie de devenir auteur de bande dessinée est venue à quel âge, comment ?
Roman Surzhenko : C’était quand j’étais étudiant, quand j’avais 19 ans. Je ne sais pas d’où c’est venu. J’étais assis, pendant des cours de maths à l’université et c’est venu comme un coup de foudre. Je me suis dit que je voulais, que je devais dessiner. J’allais dessiner. Mais je ne savais pas comment ! Après cela, j’ai fait la connaissance de ce dessinateur local. Il m’a ouvert les portes du deuxième éditeur local, et ça a marché.
Thorgal.com : L’auteur local vous a montré comment il travaillait ?
Roman Surzhenko : En fait, il n’était pas auteur de bandes dessinées, il était illustrateur. A l’époque, dessiner des bandes dessinées en Russie était presque impossible. Il fallait vivre à Moscou, et dessiner pour quelques magazines pour les enfants. Mais pour les gens qui habitaient en province, c’était impossible. Il n’y avait pas Internet à l’époque. Il y a 20 ans, nous n’avions pas de portables, pas d’ordinateurs, d’Internet…
Thorgal.com : Vous avez rencontré un éditeur localement pour pouvoir travailler dans votre ville.
Roman Surzhenko : Je n’ai dessiné que des illustrations pour les enfants, des détectives, de la science-fiction, etc. Je n’ai commencé à dessiner des bandes dessinées qu’après avoir acheté un ordinateur et un modem pour avoir accès à Internet. Je crois que c’était en 2001. J’ai commencé à dessiner pour les éditeurs moscovites grâce à cela.
Thorgal.com : Vous parliez d’illustration, c’était dans le style de ce que vous faites pour les Mondes de Thorgal ?
Roman Surzhenko : Non, je tâchais d’utiliser des styles différents, selon les besoins. Par exemple, lorsque je dessinais pour les enfants, je faisais des illustrations en couleurs. Et j’encrais mes dessins de manière différente pour les histoires de détective. Je variais les lignes, les couleurs, les techniques.
Thorgal.com : Et à la main.
Roman Surzhenko : A la main, oui, bien sûr.
Thorgal.com : A part Grzegorz, y a-t-il des auteurs qui vous ont donné envie de faire de la BD ?
Roman Surzhenko : Oui, il y a eu tout d’abord les dessinateurs de Pif Gadget, quand j’étais enfant. J’en ai déjà cité quelques-uns, Raphaël (Taranis, Doc Justice), Norma (le Capitaine Apache), Chéret (Rahan). Mais aussi Alfonso Font, Forton (Teddy Ted)… Mais j’étais enfant, ce n’était pas encore sérieux.
Plus tard, il y a eu Rosinski. Et bien sûr, par la suite, j’ai apprécié beaucoup d’autres auteurs, comme Iouri Jigounov, dessinateur d’Alpha et XIII, Vicente Segrelles (Le Mercenaire), Horacio Altuno qui dessine des bandes dessinées érotiques mais raconte des histoires incroyables, Milo Manara, Paolo Serpieri (Druuna), et d’autres. J’aime bien les histoires réalistes. Mais Rosinski et les dessinateurs de mon enfance resteront toujours mes préférés. Toujours.
Thorgal.com : Comment gérez-vous l’éloignement, pour travailler avec le scénariste Yann ou l’éditeur Le Lombard ?
Roman Surzhenko : Nous n’avons pas fait connaissance tout de suite. Nous travaillions par l’intermédiaire de notre éditrice au Lombard, Nathalie Van Campenhoudt. Yann envoyait les scénarios à Nathalie, elle les traduisait en anglais et me les envoyait. Je dessinais les planches puis je les envoyais à Nathalie.
Peut-être un mois ou deux mois après avoir commencé, Yann m’a écrit, en anglais. Nous avons fait connaissance virtuellement, à distance. Nous nous sommes écrit en anglais pendant un moment, mais aujourd’hui nous nous écrivons en français.
Nous continuons quand même à travailler par l’intermédiaire de Nathalie, mais désormais Yann et moi discutons plus directement, cela va plus vite. Nous discutons de tous les détails, il fait des commentaires, j’en fais également, puis je dessine des croquis détaillés. J’envoie ensuite ce découpage détaillé à Nathalie.
Grzegorz ne voit que l’encrage. Nous nous faisons confiance, il ne contrôle pas toutes les étapes. Il fait parfois des commentaires, il propose de modifier des détails mais, grâce à l’ordinateur, je peux les corriger facilement et rapidement.
Thorgal.com : Intervenez-vous dans l’écriture du scénario, proposez-vous des changements à Yann ?
Roman Surzhenko : Non, pas du tout. Je pense que Yann est un excellent scénariste, avec des idées, avec le sens du mot. Je m’occupe du dessin, il s’occupe du scénario, ce qu’il fait ne me regarde pas. Il écrit le scénario, je le lis, et comme il sait dessiner je me projette facilement dans son histoire. Le film se déroule dans ma tête. Yann a peut-être, au début, exploré différentes pistes, mais maintenant tout va bien.
Thorgal.com : Discutez-vous avec lui des futures histoires ?
Roman Surzhenko : Non, jamais. A part le synopsis, je ne sais pas du tout ce qui se passera dans l’album suivant.
Thorgal.com : Vous travaillez sur ordinateur. Pourquoi ce choix ?
Roman Surzhenko : Eh bien, si j’avais une grande maison avec un atelier, je travaillerais sans doute comme Grzegorz. Je ferais des tableaux, des peintures sur une énorme table. Mais j’habite dans un appartement et je travaille dans un bureau. Voilà mon secret ! Mais je trouve aussi que travailler ainsi est plus pratique.
Par contre, je ne peux pas organiser d’expositions, parce que je n’ai pas d’originaux. Mais on peut les imprimer. Quelques expositions ont été organisées grâce à Piotr Rosinski (fils de l’auteur). C’étaient des planches imprimées à partir de fichiers, ainsi que des projets de couverture. J’ai trouvé cela très beau.
Thorgal.com : Qu’est-ce que ça a changé dans votre méthode de travail, dans votre dessin ?
Roman Surzhenko : C’est plus pratique, ça va plus vite. Je peux augmenter la taille du dessin pour dessiner les détails, retoucher les visages, les détails des costumes, des armes… Je n’ai pas besoin de faire des scans, qui font perdre de la qualité au dessin. J’ai seulement besoin d’exporter au format nécessaire, c’est tout. Je peux changer les couleurs sans aucun problème, ce qui est impossible à faire avec des vraies aquarelles.
Thorgal.com : Vous avez commencé avec « Louve » qui est ancrée dans le présent des personnages, puis « La jeunesse de Thorgal » qui revient sur les origines du héros. Travaillez-vous de la même façon sur ces deux séries ?
Roman Surzhenko : Tout à fait de la même façon, je ne fais aucune différence. Pour moi c’est le même univers, la même famille. C’est comme faire une fête avec des parents, des proches. Si je vais voir mes parents, ma petite sœur ou ma grand-mère, ce sont des visites à la fois différentes et semblables, parce que nous formons une famille.
Thorgal.com : Avez-vous une préférence, entre les deux ?
Roman Surzhenko : (Rires) C’est comme me demander « quel est votre enfant préféré ? ».
Thorgal.com : Vous les aimez autant.
Roman Surzhenko : Oui. Mais je peux dire que dessiner Louve a été plus compliqué. C’était ma première histoire à un tel niveau, c’était une responsabilité énorme. Enorme. Et je n’avais aucune idée de l’âge de Louve, de la saison où ça se passe… On m’a envoyé un extrait du scénario, les premières pages, et je ne savais pas si Louve avait 6 ans, 8 ans, 13 ans… Etait-ce un temps printanier, ou pas ? C’est pourquoi il a été plus compliqué de commencer que pour la Jeunesse. L’autre chose qui m’a marqué est que, quand j’ai commencé à dessiner Louve, elle avait un âge très proche de celui de ma fille, à l’époque. La suite est venue plus facilement. Les sensations, les expressions, etc.
Quant à Thorgal, je crois que je suis toujours un enfant ici (il montre sa poitrine). J’aime bien ses aventures, ses sentiments avec Aaricia. Leur premier baiser était très romantique.
Thorgal.com : Quand on vous a proposé de dessiner les aventures de Louve, quelle a été votre réaction ?
Roman Surzhenko : Comme je l’ai dit, cela s’est fait en deux étapes, avec le test, puis l’invitation officielle. Ça a été comme un coup de foudre pour moi. Et la deuxième fois, pour La jeunesse de Thorgal, je crois que ça a été encore plus fort. Je ne pouvais pas y croire. C’était à quelques jours de la fête du nouvel an, très importante en Russie. J’ai pensé que c’était un deuxième cadeau du destin.
Thorgal.com : Comment collaborez-vous pour la réalisation des couvertures ?
Roman Surzhenko : Au départ, j’ai cru que je dessinerais les couvertures. J’ai commencé à dessiner des projets. Puis on m’a dit que ce serait Grzegorz. Mais ce n’est pas un problème pour moi. J’étais persuadé qu’il dessinerait les meilleures couvertures possibles, et j’avais raison. Après cela, j’ai dessiné des projets, et on m’a proposé de réaliser la couverture du deuxième album de Louve, « La main coupée du dieu Tyr ». Je l’ai faite, mais, par la suite, il a été décidé que Grzegorz continuerait. J’ai dit à Piotr quand nous nous sommes rencontrés à Paris, que je suis très content que Grzegorz dessine les couvertures. Ce que je veux, c’est que ce projet continue. Je vais tout faire pour que ce projet ne s’arrête jamais. Si on me propose de dessiner les couvertures, je le ferai. Mais si Grzegorz souhaite les dessiner, c’est très bien. C’est magnifique. Je souhaite que Grzegorz fasse ce qu’il veut parce qu’il est un peu mon professeur, mon maître, une légende vivante pour moi. Je veux qu’il soit bien, qu’il se sente bien. C’est pourquoi je suis heureux qu’il peigne ces couvertures. Qu’il continue !
Thorgal.com : Si un jour Rosinski cesse de dessiner Thorgal et vous propose de prendre la suite, quelle serait votre réaction ?
Roman Surzhenko : Je pense avoir répondu à la question. Ce qui sera bien pour ce projet, je le ferai. Je ne suis pas du tout quelqu’un qui veut tout prendre. Je veux seulement que Thorgal continue.
Je suis heureux que les fans, certains fans, apprécient mes dessins. Je ne cherche pas à imposer mon propre style. Je veux continuer le « bon vieux Thorgal », comme dans les albums que j’ai découverts il y a 20 ans et que j’aime toujours autant. C’est tout ce que je souhaite.
Thorgal.com : Quel personnage aimez-vous le plus dessiner ?
Roman Surzhenko : Thorgal, dans sa jeunesse. Et Raïssa, sous forme de femme. J’aime bien cette Raïssa un peu différente, dans l’album « Skald ». Dans un album précédent, elle était un chasseur effrayant, mais ici elle est un être qui souffre. Ce personnage devient plus complexe.
Thorgal.com : Y a-t-il un personnage que vous avez plus de mal à représenter, que vous n’aimez pas dessiner ?
Roman Surzhenko : Non, je les aime tous. Mais il est vrai que j’ai mes personnages préférés.
Thorgal.com : Avez-vous d’autres projets ?
Roman Surzhenko : Non, les séries parallèles me suffisent. Je veux me concentrer sur elles, pour offrir la meilleure qualité de dessin, parce que je travaille pour mon plaisir et pour le plaisir des lecteurs. Pourquoi chercher quelque chose d’autre ? Je suis ici et je ne peux pas rêver mieux.
Thorgal.com : Merci Roman, d’avoir pris le temps de répondre à nos questions.
Hanret – Mai 2017
Remettons-nous un peu dans le contexte. Le septième album de Louve, « Nidhogg », vient de paraître. Roman a finalisé les planches de « Slive », le cinquième album de la Jeunesse de Thorgal qui paraîtra au mois d’octobre suivant, et il travaille déjà sur la suite prévue pour 2018. Le dessinateur vient régulièrement en France ou en Belgique poser ses valises, pour rencontrer ses lecteurs. Très disponible, il dédicace de nombreux albums.
Tjahzi est le pseudo d’un lecteur belge, adepte du site Thorgal depuis des années. Il a proposé à l’auteur une rencontre au cours de laquelle il a pu poser de nombreuses questions qui complètent ou précisent celles de l’entretien précédent.
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Tjahzi : Bonjour Roman et bienvenue en Belgique. Tu participes à de nombreux festivals pour le moment. Est-ce que tous ces voyages depuis la Russie ne sont pas trop fatigants ?
Roman Surzhenko : Pas du tout. Ça me donne d’abord l’occasion de changer d’environnement et de quitter mes dessins. Quand je voyage, je me repose, je me distrais de mon travail et de mon quotidien.
Tjahzi : Pourtant, les séances de dédicace ne sont pas particulièrement reposantes ?
Roman Surzhenko : Quand je suis dans mon bureau, je ne pense qu’à mon travail. Mais c’est en participant à des festivals que mon travail trouve tout son sens, que je vois pour qui je dessine. Je peux parler aux lecteurs, rencontrer d’autres dessinateurs. Sinon je vivrais en vase clos, dans un monde presque virtuel.
Tjahzi : Tu es fort isolé quand tu travailles ?
Roman Surzhenko : Oui, car j’habite dans une petite ville de province. Ce n’est pas Moscou ou Saint-Pétersbourg où on organise de temps en temps des festivals.
Tjahzi : Tu as peu de contacts avec ton éditeur, Le Lombard ?
Roman Surzhenko : Comme notre organisation fonctionne bien pour les albums, je dois rarement contacter l’éditeur. Maintenant je m’adresse directement à Yann, mon scénariste.
Tjahzi : Auparavant, vous deviez communiquer entre vous via l’éditeur ?
Roman Surzhenko : Au début, nous étions nombreux à devoir discuter ensemble, il y avait 6 personnes qui prenaient les décisions communes. Nathalie, l’éditrice, était au centre et devait faire circuler en permanence l’information, même pour des détails. Depuis, pour l’aspect artistique, je m’adresse directement à Yann, avec qui je m’entends très bien. Surtout depuis que nous communiquons en français.
Tjahzi : Est-ce qu’il y a beaucoup d’allers-retours entre vous deux pour mettre au point l’histoire ?
Roman Surzhenko : Pas beaucoup, on se comprend facilement. Parfois, après avoir lu son scénario, je lui envoie mon avis par écrit pour une modification à apporter. Entretemps, avant qu’il m’ait lu, il m’envoie ses améliorations qui rejoignent les miennes. C’est surprenant car on a pensé la même chose au même moment.
Tjahzi : Tu as donc de bonnes relations avec Yann ?
Roman Surzhenko : Il est gentil et agréable, je suis très content de travailler avec lui. La communication se passe vraiment bien entre nous.
Tjahzi : Après avoir collaboré des années avec Yann, tu as dû t’habituer à deux nouveaux scénaristes pour le tome 6 de Kriss de Valnor.
Roman Surzhenko : J’ai eu besoin d’un petit peu de temps pour m’adapter à eux, mais après ça a roulé comme dans du beurre (expression russe). Il fallait réaliser cet album dans les délais, parce que la sortie avait été annoncée. Surtout que c’était un album de 56 planches, soit 10 de plus que d’habitude. J’ai reçu tout le découpage de l’histoire. Je devais travailler rapidement, sans perdre de temps. J’ai dû faire une pause dans les autres séries en cours.
Tjahzi : Pourquoi n’as-tu pas continué les albums suivants de la série Kriss ?
Roman Surzhenko : C’était une décision collective. On m’a demandé si j’étais capable de dessiner les 3 séries parallèles. J’ai dit que je pouvais faire un album en 6 à 8 mois, mais pas 3 albums par an. On m’a proposé que Matteo Vattani s’occupe des couleurs des 3 séries. Mais j’ai répondu que c’était quand même trop juste pour moi de dessiner et d’encrer 3 albums par an.
Tjahzi : Tu aurais accepté de ne plus t’occuper des couleurs de tes albums ?
Roman Surzhenko : Oui, car pour moi le travail d’équipe signifie beaucoup. Le résultat est plus important que les envies d’un membre de l’équipe.
Tjahzi : Tu trouves quand même du plaisir dans la mise en couleur de tes planches ?
Roman Surzhenko : Quand je réfléchis à une planche, je la vois en couleurs. Même si le travail du coloriste est parfait, j’aurais parfois imaginé des couleurs plus douces ou plus fortes. Alors je me mets à la place de Yann lorsqu’il découvre mon travail. Quand il écrit le scénario, il voit les images car il sait très bien dessiner. Mais il est tellement gentil qu’il me fait très peu de remarques.
Tjahzi : Il ne te fait pratiquement pas de commentaires sur tes dessins ?
Roman Surzhenko : C’est vraiment rare. Je me souviens d’une remarque déjà ancienne. C’était dans les premiers albums de Louve, quand j’ai représenté Fenrir. Il m’a fait un dessin pour montrer comment il l’imaginait, et j’en ai bien sûr tenu compte.
Tjahzi : Est-ce que ton scénariste t’envoie parfois des illustrations ?
Roman Surzhenko : Yann m’a par exemple scanné des images tirées de livres consacrés aux bateaux vikings. Pour « L’île des enfants perdus », Xavier Dorison et Mathieu Mariolle m’ont envoyé un dessin d’une île figurant une personne couchée. Je me suis basé sur leur dessin pour représenter l’île d’Umaï.
C’est une idée qu’on retrouve dans le film « L’odyssée de Pi ». Le jeune garçon indien se retrouve dans un canot sur l’océan, seul avec un tigre. Il a passé une nuit sur une île qui ressemble au dieu Krishna allongé. On retrouve aussi ce genre d’île dans le dessin animé « Moana » (Vaiana en Europe) où l’île a la forme de la déesse.
Tjahzi : Dans Louve, tu dessines beaucoup d’animaux. Et on a aussi eu la chance de retrouver Fural dans la Jeunesse de Thorgal. Tu aimes représenter les animaux ?
Roman Surzhenko : Parmi les loups, le travail le plus important était de représenter Griz. J’ai regardé le film russe « La Louve de Vessiegonsk ». La louve y est une véritable actrice, avec beaucoup d’émotion. J’ai fait des captures d’écran du film pour faire jouer la louve en imaginant qu’elle avait un esprit humain.
Les chevaux, je les adore depuis ma petite enfance. Le premier dessin que j’ai fait était un cheval. Mon oncle qui ne sait pas dessiner m’a représenté un cheval avec des ovales et des lignes. J’ai été impressionné, je n’avais que quelques années, et j’ai commencé à l’imiter.
Pour dessiner les chevaux, j’utilise parfois des représentations en 3D, pour tourner et me mettre dans une position que je choisis, comme face à un modèle. J’ai achevé l’université comme ingénieur, c’est pour ça que je cherche souvent des techniques pour me faciliter la vie. Je peux par exemple perdre un jour qui me permettra par la suite de réaliser ce que je veux en 5 minutes.
Tjahzi : Louve n’était pas un personnage très développé dans Thorgal. Sous ton crayon, elle est devenue l’héroïne de sa propre série. Quel âge a-t-elle à présent ?
Roman Surzhenko : Certains lecteurs disent qu’ils ne reconnaissent plus Louve, surtout son caractère. Dans les albums de Thorgal, Louve était une petite fille timide. Et là elle a changé, elle est devenue une héroïne. Je trouve normal qu’un enfant évolue. Louve se cherche, se rebelle, mais c’est encore un enfant qui vit des aventures de contes de fées. En la dessinant, j’imagine qu’elle a environ 8 ans.
Tjahzi : Quelles sont tes sources d’inspiration pour représenter les villages des Vikings ?
Roman Surzhenko : Mon modèle principal, c’est ce que Grzegorz Rosinski a déjà dessiné dans Thorgal. Je dois par exemple restituer le village des Vikings du nord, avec la maison de Thorgal et Aaricia. Par contre, pour le village des hors-la-loi, les Berserkers, j’ai dessiné de grandes maisons vikings qui forment un camp, comme on en trouvait à l’époque.
J’ai visionné différents films, par exemple « Les Vikings » avec Kirk Douglas, ou la série « Vikings » de la chaine TV History, avec Travis Fimmel (Ragnar Lothbrock) et Katheryn Winnick (Lagertha). Il m’arrive aussi de m’inspirer de belles illustrations qu’on trouve dans les encyclopédies françaises pour les enfants.
Tjahzi : Tu aimes dessiner les paysages ?
Roman Surzhenko : La nature m’inspire beaucoup, nous sommes ses enfants. Pour représenter des paysages, je pars souvent de photos. Comme par exemple pour dessiner une baie entourée de hautes falaises en bord de mer. J’aime dessiner toutes sortes de paysages : la forêt, les prairies, la mer, les rochers. J’adore la manière dont Grzegorz dessine les rochers. Par de nombreux traits, il donne du volume à la matière. En noir et blanc, l’effet est déjà très réussi.
Tjahzi : A propos de paysage, le premier dessin de la vallée dans « Berserkers » est un très bel hommage à « La magicienne trahie » de Rosinski.
Roman Surzhenko : Il m’arrive de reprendre des paysages dessinés par Grzegorz. Je l’ai fait en particulier avec la vallée où les Baalds attaquent Slive et Gandalf dans « La magicienne trahie ». Cela se passait en hiver, et j’ai redessiné cette vallée en été, lorsque la troupe de Gandalf attaque ses invités. C’était très plaisant à faire. Ce dessin était effectivement un hommage au travail de Grzegorz pour lequel j’éprouve beaucoup de respect.
Tjahzi : Ton style de dessin se rapproche fort de celui des anciens albums de Thorgal. Ce n’est pas contraignant pour toi ?
Roman Surzhenko : J’essaie de conserver le style qui m’a marqué à l’époque de ma jeunesse, comme dans les albums des Archers ou du Pays Qâ. C’est le genre de dessin qui m’a attiré quand j’ai commencé à dessiner. M’inspirer du travail de Grzegorz me donne une sensation de liberté. En comparaison, le monde des Comics est bien plus contraignant, car il faut y représenter les traits très précis des personnages, comme les lignes du visage ou même les muscles des héros. Grzegorz, lui, laisse d’abord l’esprit s’exprimer. Quand je m’inspire de ses planches, je cherche à restituer cette sensation de liberté.
Tjahzi : Est-ce qu’à tes débuts comme dessinateur, certaines bandes dessinées russes t’ont influencé ?
Roman Surzhenko : Les premières bandes dessinées russes que j’ai connues étaient des histoires courtes, dans les magazines pour enfants. Cela ressemblait au style du dessin d’Hergé. Je me souviens d’ailleurs d’une histoire où le héros était un adolescent qui ressemblait à Tintin. Mais il portait des cheveux longs et il était accompagné de deux chiens dans ses aventures.
En Union Soviétique, on ne connaissait pas les comics américains ou les bandes dessinées françaises. Puis des jeunes dont les parents travaillaient en France ont découvert les Pif Gadget qu’ils ramenaient dans leurs bagages. Ce magazine a inspiré les dessinateurs russes de ma génération. Mais les adultes ont continué à lire la grande littérature russe, une tradition bien ancrée dans mon pays. Dans les transports en commun, on voyait tout le monde lire. En fait, l’idéologie des bandes dessinées occidentales ne correspondait pas à la pensée communiste. Et c’est encore en partie le cas aujourd’hui, ce qui fait que la bande dessinée est toujours peu lue en Russie.
Tjahzi : A propos de littérature russe, Stéphane, notre webmestre, a une question pour toi.
Roman Surzhenko : Ah non, pas sur Masha et Michka, non, non, c’était une blague cette histoire !
Tjahzi : Malgré tout, c’est un dessin animé que tu aimes ?
Roman Surzhenko : C’est basé sur un conte russe que j’apprécie. C’est l’histoire d’une petite fille espiègle qui s’est perdue dans la forêt et se retrouve dans la cabane d’un ours. En fin de compte, elle est tellement maligne qu’elle rentre chez elle avec l’ours. La série de dessins animés Masha et Michka s’est inspirée de ce conte pour raconter de nouvelles histoires.
Tjahzi : Alors revenons à la bande dessinée. Pour en vivre, tu as dû te tourner vers l’Europe ?
Roman Surzhenko : Oui mais cela a pris des années. A mes débuts comme dessinateur, ce n’était pas possible de travailler à distance comme aujourd’hui. Les maisons d’édition fonctionnaient encore de manière très traditionnelle. Pour me faire connaître, j’ai envoyé mes travaux par internet, mais on ne comprenait pas ce que je voulais. J’écrivais en anglais, mais la communication était compliquée.
Les éditeurs ne pouvaient travailler avec des auteurs qu’en les rencontrant régulièrement. Et l’habitude était d’envoyer de la correspondance réelle, ils ne pouvaient pas s’imaginer pouvoir communiquer via internet. Sinon j’aurais pu travailler dans le monde de la BD européenne depuis quinze ans. Mais à l’époque c’était impossible.
Depuis, tout ça a bien changé. Quand j’ai dessiné le cinquième tome des Carnets secrets du Vatican, mon agent était italien, mon scénariste était français et le coloriste habitait à Bombay en Inde. C’était une véritable équipe internationale. Quelle évolution en quelques années !
Tjahzi : Tu t’exprimes de mieux en mieux en français. Comment apprends-tu la langue ?
Roman Surzhenko : En soirée, je lis des livres ou je regarde des séries en français pour m’exercer, mais également pour m’amuser et me détendre. Le français est la principale langue de la bande dessinée européenne. Quand je participe aux festivals, c’est pour rencontrer les lecteurs et aussi pour m’entraîner à la langue française. C’est une langue riche, avec une culture différente de la mienne. Le Petit Prince de Saint-Exupéry est par exemple un récit beau et surprenant à la fois, destiné autant aux adultes qu’aux enfants.
Tjahzi : Au fait, est-ce que Louve s’adresse aux adultes ou plutôt aux enfants ?
Roman Surzhenko : Je dois avouer qu’il y a très peu d’enfants parmi les lecteurs qui viennent à mes dédicaces. Ils préfèrent faire dédicacer Spirou plutôt que Louve. Moi je rencontre surtout des lecteurs adultes. Parfois ils sont bien plus âgés que moi, certains ont découvert Thorgal il y a 40 ans.
Tjahzi : Maintenant que le tome 7 de Louve est sorti, nous attendons impatiemment Slive, le tome 5 de la Jeunesse. Où en es-tu dans sa réalisation ?
Roman Surzhenko : J’ai complètement terminé le cinquième tome, et à présent je dessine le sixième tome de la Jeunesse. Il faut savoir que j’achève un album 5 à 6 mois avant sa parution. Je ne peux pas parler du nouvel album, mais je peux juste dire que les lecteurs ont déjà deviné certaines choses. Le personnage de Slive m’inspire, c’est enthousiasmant de dessiner des personnages avec une forte personnalité.
Tjahzi : Et pour la suite, quelles sont tes envies ?
Roman Surzhenko : J’aimerais continuer Louve et la Jeunesse, ce sont des séries qui me plaisent.
Tjahzi : Mais avec le tome 6 de la Jeunesse, on va rejoindre le premier tome de Thorgal, « La magicienne trahie ». La Jeunesse de Thorgal n’est pas éternelle !
Roman Surzhenko : Dans Conan le Barbare (un des premiers récits d’heroic-fantasy), on a commencé par la saga classique écrite par Robert Ervin Howard, puis il y a eu beaucoup de tomes rédigés par d’autres auteurs. Au point qu’il n’est même plus possible de faire une biographie de Conan car certains livres se contredisent.
Sans aller jusque-là, on peut revenir plus tôt dans la Jeunesse de Thorgal, comme par exemple le début de son adolescence, ou les premières années de sa vie avec son père adoptif Leif.
Pour Louve, Yann nous laisse une fin ouverte. Il peut encore se passer des choses avec Skald et sa mère Anina. Moi aussi j’aimerais bien savoir si Skald est ou non le fils aîné de Thorgal. Yann peut amener un élément aussi important dans l’univers de Thorgal, mais ça doit être discuté avec les Rosinski et l’éditeur Gauthier Van Meerbeeck.
Tjahzi : Thorgal est toujours ton unique projet ?
Roman Surzhenko : Bien sûr, c’est un projet de rêve ! Thorgal est ma première vraie série. C’est pour ça que j’ai été très impressionné quand les Rosinski m’ont choisi. Je consacre toute mon énergie aux Mondes de Thorgal.
Tjahzi : Quand tu travailles, tu as besoin de calme ?
Roman Surzhenko : J’écoute de la musique en dessinant, sauf au début quand je passe du scénario aux planches découpées. Cette première étape de découpage me demande plus de concentration. Après ça, j’écoute tous les styles de musique quand je dessine, que j’encre ou que j’ajoute les couleurs. Mes envies musicales varient, elles m’arrivent par vagues. Je peux écouter pendant plusieurs semaines de la musique ethnique, puis je passe à une période de rock, ou de reggae ou encore de disco des années ’80. Il m’arrive même de mettre des chansons à boire, la musique qu’on retrouve dans les bars. Tout ça me donne beaucoup d’énergie. Pendant les séances de dédicace, je suis à l’écoute des personnes que je rencontre. Mais parfois, quand je dédicace seul, j’aime le faire en écoutant de la musique celtique.
Tjahzi : Il t’arrive de passer sur le forum de Thorgal.com ?
Roman Surzhenko : J’y passe, mais je ne participe jamais, parce que je ne crois pas que c’est ma place. Je ne voudrais pas y discuter du travail du scénariste ou d’autres personnes. Je peux juste parler de mon travail, mais je préfère le faire en direct, comme pour cette interview. Sur ce site consacré à Thorgal, Stéphane fait un travail formidable !
Tjahzi : Quelle sera la prochaine occasion de te rencontrer ?
Roman Surzhenko : Après les différents festivals en mai et juin, je devrais être à Temploux en Belgique les 19 et 20 août prochains.
Tjahzi : Roman, un grand merci d’avoir accepté cette interview, et à bientôt !