Salut Isis,
C’est intéressant d’exprimer ton ressenti au travers d’éléments qui catégorisent, comme celui-ci.
Je crois qu’il y a aussi un rapport fort à l’interprétation, comme toujours. Je m’explique : à mon avis, et sans vouloir préjuger de quoi que ce soit, je pense que si tu interroges Yves Sente et Yann sur ce thème, ils vont placer leurs travaux dans une temporalité mouvante, héritière des travaux de Jean Van Hamme.
Et objectivement, il y a des raisons : sur la période des albums 30 à 40, Thorgal vieillit « physiquement » (plus que de raison), Aniel grandit (puis rapetisse, puis grandit, puis rapetisse, puis… ), la petite Louve se met à parler régulièrement de ses ragnagnas, Jolan se trouve une p’tite copine qu’il semble vouloir épouser la semaine suivante, Aaricia et Thorgal expérimentent les petits adultères à gauche à droite, la gardienne des clés perd le trousseau, etc.
Je vois deux éléments qui me semblent pouvoir expliquer que tu ressentes une idée de temporalité fixe. Ou plutôt trois éléments, tiens.
Le premier, c’est la longueur des histoires. Un cycle vanhammien, c’est trois-quatre albums environ. Avec un début net et une fin nette. C’est aussi mon modèle. Un cycle sento-doriso-yannien, c’est combien ? Je ne saurais le dire, l’impression donnée est qu’on est presque dans un cycle sans fin depuis le tome 30, incluant les 15 albums de Kriss et Louve, tous interconnectés et sans rupture évidente. Donc, en gros, 25 à 30 albums qui s’alimentent les uns les autres dans un grand pot commun.
Et je suis parti volontairement et crapuleusement du tome 30 mais en réalité l’arc actuel me semble trouver ses racines à la fin du tome 23 « La cage » quand Thorgal et sa famille enclenchent leur grande migration. Il n’y a pas eu, depuis, de rupture absolue dans le continuum.
Je pensais, je souhaitais que le tome 36 « Aniel » mette fin à tout ça, mais ça n’a pas été le cas.
Ce premier élément m’invite à déposer un premier argument sous forme de gros néologisme : le feuilletonnage.
Le rapport aux super-héros, je le placerais bien du côté des films Marvel qui façonnent, selon moi et ma modeste connaissance du projet, une fuite en avant qui frôle l’incompréhensible et utilise désormais le multivers pour justifier toutes les béquilles, toutes les errances.
Le second élément découle du premier. La masse d’albums et d’informations, les scénaristes différents mais inscrits dans le même continuum, tout cela complexifie à la fois le travail du lecteur, de la lectrice, mais aussi paradoxalement celui des auteurs. Les confusions réelles ou supposées me semblent venir de là (je sais que certains d’entre vous évoquent une connaissance insuffisante de la série pour certains auteurs mais je ne compte pas m’aventurer sur ce terrain-là) (je préfère parler de choix d’auteur, de libre interprétation, voire de « vu par ») parce qu’elles peuvent intervenir des deux côtés, côté lecteur ou côté auteur. Les arcs narratifs se croisent et s’entrecroisent sans qu’on ne sache s’ils sont fondamentaux ou pas, s’il y a des enjeux derrière telle ou telle situation, si un personnage est là pour illustrer ou si sa présence est fondamentale, etc.
Mon second élément me mène à mon second argument : la dilution des enjeux.
Il me semble que la structure actuelle des histoires a tendance à peiner à faire émerger les temps forts, tant ils sont entourés d’éléments qui semblent a priori anecdotiques. Du côté des auteurs, peut-être que les choses sont très claires et qu’il y a le sentiment que tout est ordonné et prévu. Du côté du lectorat, les choses me semblent moins évidentes.
Si je me tourne vers les super-héros, j’ai envie de ressortir ma théorie dragonballienne. Dans Dragon Ball, les personnages ressuscitent et subissent constamment des renaissances, des fusions et interventions divines ou extraterrestres qui leur octroient des capacités toujours supérieures. Mais si tu ne peux mourir, si tu ne peux être vaincu, si un personnage assassiné par un vilain méchant peut revenir grâce à un artifice bien connu, alors les enjeux se perdent et l’aventure ne propose plus qu’un enchaînement de circonstances : le passé et le futur n’ont pas de sens, seul compte le moment présent, qui se doit d’être intense, toujours plus intense, sans objectif autre que l’alimentation de l’addiction du spectateur.
Tu évoques cela pour Thorgal en parlant de la disparition de l’irréversibilité des actions. Je ne pense pas que c’est aussi vrai que dans d’autres œuvres. Contrairement au multivers ou aux boules du dragon, je n’ai pas l’impression qu’il y a dans Thorgal une « baguette magique » permettant cela, même si les dieux semblent passer leur temps à bricoler autour des héros. Pour moi la dilution des enjeux est plutôt liée au nombre d’albums et aux nombres d’intrigues et sous-intrigues plus ou moins refermées, d’une part, et d’autre part à la gestion des personnages qui, en les rendant moins sympathiques et moins inspirants, éloigne le lecteur de ce qui compte pour les héros. Thorgal, Kriss ou Aaricia étant (selon ma perception) devenus assez antipathiques, les enjeux qui les touchent peuvent potentiellement moins toucher le spectateur de leurs vies. L’enjeu s’affaiblit en fonction de l’approche parce qu’au départ Thorgal n’est pas une série à enjeu global (de type « Seigneur des anneaux ») mais plutôt une série à enjeu localisé voire intime (donc plutôt Conan, Arsène Lupin ou Ulysse).
Ma phrase pour résumer mon propos serait : aime ton héros, tu aimeras sa quête.
Le troisième point… Je te connais un peu mon Isis et je pense que le sentiment que tu évoques, et qui sera mon troisième argument, est une sensation, une idée d’immobilisme.
L’immobilisme renvoie beaucoup à une temporalité fixe, je crois.
Cet immobilisme que je crois lire dans tes propos ou dans ceux d’autres lecteurs, il découle de mes deux arguments précédents. Je participe peu aux sujets qui parlent de chronologie sur le forum, mais je lis vos messages et vos idées et je vois que vous êtes un certain nombre à estimer qu’il y a des ruptures de cohérence dans la série, notamment dans le calendrier de vie de nos héros.
Ce sentiment de mélange (qui ferait vieillir plus ou moins vite certains personnages en fonction des besoins, par exemple) peut jouer sur l’impression globale. Il y a aussi de petites choses plus légères mais qui participent au dossier. Par exemple, des vêtements qui restent les mêmes d’un album à l’autre. Ça renvoie à la temporalité fixe d’un Tintin ou d’un Astérix. Je pense aussi à la posture d’Aaricia qui, depuis son retour chez les Vikings après Shaïgan, est devenue une maman au foyer qui équeute les haricots et qui accumule la progéniture. On a aussi une intrigue qui ne quitte plus vraiment le village viking. Des rapports distendus entre les personnages, etc. En devenant une saga domestique d’inspiration viking, Thorgal ne propose plus que des voyages dans les îles du coin, et des quêtes « techniques ».
Pour en venir enfin à ma question : ressens-tu vraiment une temporalité fixe (et n’hésite pas si tu veux développer) ou est-ce plutôt un sentiment d’immobilisme, de saga figée ?