J’ai d’abord voulu mettre en évidence le dernier paragraphe de l’article, pour aller directement au cœur de la réflexion des deux chercheuses. Ça reste évidemment fort intéressant de lire l’article dans son entièreté, et de découvrir ce qui a amené Grzegorz Rosinski à cette poétique du mouvement. J’ai donc ajouté l’article complet à la suite.
Mais ce n’est pas parce qu’on lit un article académique qu’il faut se priver d’illustrations ! Alors je me suis permis d’entrecouper le texte de quelques images extraites de la Monographie consacrée à Rosinski. Et puis un petit défi pour les curieux : essayez de retrouver les infos de l’article qui ont été tirées du célèbre site Thorgal.com !
» Le parcours géographique suivi par Rosiński, qui l’a mené de Pologne en Belgique et enfin en Suisse, est atypique, façonné qu’il a été par les aléas socio‐politiques d’une Europe centrale en pleine mutation. Attiré par une tradition bédéique occidentale renommée en même temps que profondément marqué par ses racines artistiques polonaises, Rosiński s’est construit une identité graphique personnelle forte, au carrefour de cette double influence culturelle. Quel que soit le moment de son parcours professionnel, il tire le meilleur parti de son art, allant chercher son inspiration dans la tradition culturelle qui lui convient alors le mieux, et qui, paradoxalement peut‐être, s’avère être aussi celle qui lui manque à ce moment‐là. Ainsi, sans trop nous avancer cependant, posons-nous l’hypothèse que son œuvre n’aurait pu exister sous cette forme si elle n’avait pas fonctionné à l’image d’un aimant, dont les deux pôles s’attirent inexorablement. Pour le dire plus clairement, nous sommes persuadées que c’est dans la recherche d’un paradis nécessairement perdu – ou non encore trouvé – que l’œuvre de Rosiński a pu s’élaborer.
Après ses études à Varsovie, il a délibérément choisi de travailler avec la Belgique, au prix de sacrifices familiaux (alors qu’il entame sa collaboration avec les éditeurs belges, il est en effet privé des siens, restés en Pologne, pendant une assez longue période), personnels (il doit quitter sa patrie pour assouvir ses rêves professionnels), stylistiques (il cherche initialement à intégrer le trait des écoles belges pour être engagé) et thématiques (il accepte les commandes faites par les éditeurs pour être publié). En outre, alors qu’il vit en Belgique, puis en Suisse, on ne peut s’empêcher de noter les différentes touches polonaises qui affleurent dans son œuvre, comme s’il avait peur de perdre son identité. Ainsi, dans de nombreux tomes de Thorgal, il affirme par exemple son romantisme slave par le biais de dessins de paysages qui rappellent ceux de son enfance, et tente d’instaurer de la proximité avec la nature. Dès qu’il le peut, il s’éloigne de la zone de confort que lui procure le succès de Thorgal en demandant de nouveaux récits à ses scénaristes, qui lui permettent de renouer avec les thèmes qu’il affectionnait à ses débuts artistiques en Pologne (pirates, western, ésotérisme). Mais c’est évidemment La vengeance du comte Skarbek, cette bande dessinée dont l’histoire se déroule en partie dans la Pologne du XIXe siècle, qui traduit le mieux la quête identitaire complexe de Rosiński qui, sur ce plan, semble finalement si proche de Thorgal.
Cette même « envie de Pologne », comme on pourrait la qualifier, s’exprime sur le plan graphique également. Une fois le succès assuré, Rosiński revient à la peinture, qu’il a apprise à Varsovie, et impose à ses éditeurs des planches démesurées, dont chaque vignette peinte sur chevalet doit être scannée et mise en page pour la publication, ce qui ne s’inscrit évidemment pas dans la logique commerciale des éditeurs pour lesquels il travaille. Il en va enfin de même sur le plan privé : au risque de compliquer l’intégration de ses enfants, Rosiński interdit à ces derniers de parler une autre langue que le polonais en famille et garde vivaces le folklore et les traditions polonaises au sein de son foyer, notamment en ayant à cœur de fêter tous les moments clés de l’histoire de la Pologne.
Cette double identité de Rosiński, qui semble exercer un mouvement de balancier et qui modèle son œuvre en profondeur en lui conférant une dynamique particulière, agit semblablement sur son style. En effet, loin de se complaire dans un trait traditionnel éprouvé et maîtrisé, il remet sans cesse en question son art, expérimentant de nouvelles pratiques. Pour ce faire, il se détourne notamment de l’illustration bédéique habituelle telle qu’elle se pratique en Europe de l’Ouest pour retrouver certaines techniques apprises lors de sa formation à Varsovie, comme la peinture par exemple. C’est ainsi qu’à partir du vingt‐neuvième tome de Thorgal, il applique la technique dite de la « couleur directe », c’est‐à‐dire qu’il peint chacune de ses vignettes comme un tableau sur chevalet de sorte qu’il peut libérer sa gestuelle, lesquelles cases subissent par la suite un traitement numérique pour être insérées sur chaque planche. Et même lorsqu’il propose une illustration de facture classique (crayonné au bleu, encrage et tracé des contours au noir), il se distingue de la grande majorité de ses contemporains en commençant par esquisser l’ensemble du scénario, ce qui lui permet d’avoir une vision globale du découpage narratif et d’asseoir ensuite une façon de travailler très rapide, instinctive, presque impressionniste. Certains critiques n’ont d’ailleurs pas manqué de souligner que Rosiński dessine mal le statique, tandis que son art éclot avec toute sa puissance créative dans des scènes d’action. Cette critique, aussi fondée soit‐elle, pointe en fait plutôt une qualité de l’illustrateur : parce qu’il a bénéficié d’une formation multiple et variée, qu’il a touché à l’art de l’illustration sous toutes ses formes, Rosiński ne s’enferme jamais dans une technique, mais, au contraire, se remet en question de manière permanente et cherche à éprouver au maximum sa liberté artistique, quitte à parfois se heurter à un mur23 ou à se confronter au refus de certains éditeurs qui ne tolèrent pas ses expérimentations trop coûteuses à mettre en œuvre au moment de la publication.
En cherchant à trouver sa place entre deux traditions culturelles et artistiques, Rosiński a adopté une posture mouvante, évoluant au gré de ses déménagements, de ses rencontres, de son succès. De proche en proche, ce principe est devenu inévitablement constitutif de son art, ce qui explique sans aucun doute pourquoi il réussit à situer ses bandes dessinées en marge des formes bédéiques conventionnelles, renouvelant ainsi le neuvième art en explorant de nouvelles techniques. Dès lors, on peut dire qu’il pratique une poétique du mouvement vitale et décomplexée, caractéristique d’une littérature populaire véritablement transnationale. «
Source : http://www.ejournals.eu/CahiersERTA/2017/Numero-12/art/10613