Thorgal, il faut que tes héroïnes évoluent !
Ce sujet a 57 réponses, 10 participants et a été mis à jour par pennybridge, il y a 6 ans et 8 mois.
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Je suis tombé sur un article consacré aux personnages féminins dans Thorgal, et j’avais envie de vous le retranscrire dans son intégralité, parce que je l’apprécie, et que cette touche féministe est un plus sur le forum
Cet article a été écrit en juillet dernier par Morgane Deslile sur son blog « CULTURE GIRL…ÎLES ». Vous le trouverez avec ses illustrations à cette page : https://20anspasses.wordpress.com/2015/07/13/thorgal-jaime-aventures-heroines-femmes/
THORGAL, J’AIME TOUJOURS TES AVENTURES
MAIS IL FAUT QUE TES HÉROÏNES ÉVOLUENT!Voilà, le temps est venu d’égratigner une idole. Après deux décennies à être tiraillée entre l’amour aveugle et les critiques couvées dans mon cœur, je vais enfin les écrire : Thorgal, je t’aime depuis que j’ai huit ans mais aujourd’hui tu dois évoluer avec ton temps.
J’ai découvert cette grande saga de la bande dessinée créée par le scénariste Jean Van Hamme et le magnifique dessinateur Grzegorz Rosinski (éditions Le Lombard) avec l’album « Aaricia ». C’étaient les années 90 et cette histoire de petite fille viking qui vivait des aventures au milieu des dieux d’Asgard était exactement ce qui attirait mon attention d’écolière. […]
Ma rencontre avec Thorgal et son univers fut une passion immédiate et durable. Je me souviens de ces billets de 50 francs que je sortais précautionneusement de mon porte-monnaie pour aller agrandir ma collection après un tour à la FNAC, de ces moments chez les bouquinistes où j’espérais trouver les numéros qu’il me manquait en occasion. Ces albums, je les achetais au compte-goutte avec mes économies, je les rangeais amoureusement dans l’ordre sur mes étagères, comptant ceux qui me manquaient entre chaque épisode. Ils faisaient partie de mes biens les plus précieux, j’en étais fière et ils sont toujours en bonne place dans ma bibliothèque qui s’agrandit chaque année d’une nouvelle aventure. J’étais déjà fascinée par tout ce qui était historique avant cette découverte bande dessinée mais Thorgal a véritablement lancé mon intérêt pour la mythologie nordique et l’histoire des vikings. Grâce à la saga, j’ai emprunté à ma bibliothèque de quartier des ouvrages poussés qui analysaient les mythes du Nord. Puis petit à petit, mes intérêts se sont élargis à partir de ces lectures vers des thèmes qu’on n’apprenait pas en cours d’Histoire à l’école. Thorgal a marqué mon imagination et ma culture générale comme bien peu d’œuvres littéraires. Mais petit à petit, au fur et à mesure que je grandissais et que mon esprit critique s’acérait, j’ai commencé à remarquer des choses sur lesquelles j’aurais voulu pouvoir fermer les yeux.
Les héroïnes de Thorgal : Aaricia, Kriss de Valnor et Louve
J’avais été aspirée dans la saga par le seul album dédié à Aaricia, et par l’un des rares albums où elle vit elle-même des aventures sans Thorgal (que j’avais d’ailleurs pris pour son grand frère à l’époque)… or le reste des histoires ont tendance à reléguer Aaricia au rang de faire-valoir. La princesse blonde est belle, douce, elle aime inconditionnellement Thorgal qu’elle passe son temps à attendre, elle se fait enlever ou capturer. A partir de la naissance de ses enfants, ses préoccupations se résument essentiellement à deux choses : aimer Thorgal et exprimer de la jalousie envers d’autres femmes, et s’inquiéter pour ses enfants. Bref, Aaricia est une vraie héroïne des années 80 qui doit d’abord faire joli avant d’avoir un rôle, et c’est pourtant une représentation totalement opposée d’elle qui a attiré vers la série la petite fille assoiffée de figures féminines indépendantes que j’étais.
Les quelques albums où l’action est centrée sur elle alors qu’elle est séparée de son époux comme « Louve » ou « La marque des bannis » m’ont sans surprise particulièrement plu. Elle a alors plus de latitude pour faire preuve de courage, d’initiative et pour qu’on s’intéresse à elle autrement que pour valoriser Thorgal. Aaricia n’est pas une guerrière et même si j’ai longtemps cru qu’un personnage cool savait forcément se battre, aujourd’hui, je suis heureuse de pouvoir admirer des personnages féminins intéressants qui ne soient pas violents ou agressifs. Ses intrigues sont plus domestiques que celles de Thorgal mais pourquoi pas? Si elle peut briller, se montrer complexe et intéressante dans la gestion de sa famille et des conflits du village, je l’accepte avec amour. Le problème, c’est qu’on ne parle presque d’elle que comme une femme qui attend la larme à l’œil que son mari trop séduisant pour ne pas attirer la convoitise d’autres femmes ne revienne, ou d’une épouse qui compte trop sur les décisions d’un chef de famille qui colle pourtant bien peu aux critères du patriarche.
A cette Aaricia bien domestique et impuissante, la Mère-Epouse par excellence, l’intrigue a fini par lui opposer une rivale amoureuse malfaisante, séductrice et aventurière, la « Salope » parfaite. Kriss de Valnor n’était d’abord destinée qu’à être une antagoniste sur quelques albums. Obsédée par l’argent, sans scrupule, c’est aussi une archère hors pair. Heureusement, elle est plus complexe qu’elle n’en a l’air. Au détour d’une aventure parue en 1985, elle fait équipe avec Thorgal, tombe amoureuse de lui, le trahit et ne cesse de le recroiser jusqu’à obtenir sa propre série parallèle en 2010. Bien sûr, Aaricia et elle se détestent, en grande partie parce qu’elles désirent le même homme : les stéréotypes de la jalousie, de la concurrence et de la mesquinerie « féminine » jalonnent leur relation. Kriss est un personnage bien plus indépendant et développé que la pauvre Aaricia mais cela la relègue aussi au rang de « méchante » pendant la majorité des albums. Et malheureusement, comme Aaricia, dans la série principale Kriss a tendance à orienter une trop grande partie de ses motivations autour d’un homme et de sentiments amoureux… alors que Thorgal et son fils Jolan, eux, ont des objectifs plus élevés et plus universels.
Personnage empruntant des caractéristiques à la fois à Aaricia et Kriss de Valnor, Louve, la fille de Thorgal et Aaricia a toujours eu quelque chose de prometteur. On découvre dans le tome 20 « La Marque des bannis » en 1995, cinq ans après l’album de sa naissance, que la petite Louve peut parler aux animaux et que son pouvoir est très utile pour se défendre. Ce personnage que l’on rencontre enfin après si longtemps m’avait aussitôt enthousiasmée. Après tout, son frère Jolan avait déjà eu plusieurs fois droit à son heure de gloire et avait prouvé son intérêt depuis une bonne quinzaine d’albums. L’absence d’intrigue pour Louve commençait à se faire longue. Je pensais qu’elle allait enfin devenir le personnage féminin positif et plein de ressource qui manquait à la série. Malheureusement, alors que Jolan a droit a des albums entiers, Louve ne devient une héroïne qu’avec la création de sa propre série parallèle en 2011 malgré des interventions prometteuses dans les albums 23 et 24 « La Cage » et « Arachnéa »… Ne vous y méprenez pas, j’ai été surexcitée en apprenant que Louve allait devenir héroïne principale! Je trouve juste dommage qu’il ait fallu attendre six ans pour ça malgré sa présence dans d’autres épisodes, et surtout, dommage que pour l’instant, sa personnalité soit un peu sacrifiée au profit de l’action. Ses intrigantes apparitions dans « La Marque des bannis », « La Cage » et « Arachnéa » me promettaient quelque chose de plus complexe que ce qu’on a découvert jusqu’à présent. Dans sa série parallèle, Louve est une petite fille guerrière et bagarreuse, un peu trop mûre pour son âge, alors qu’elle laissait entrevoir un personnage plus enfantin et fragile qui se bat avec des armes différentes et dévoile des ressources surprenantes. La communication avec les animaux avait quelque chose de plus trépidant que l’utilisation d’arcs et de flèches déjà bien maîtrisée par les personnages de Thorgal et Kriss de Valnor. Pour l’instant, ça manque à son parcours d’héroïne.
Des personnages féminins un peu trop marqués par le 20e siècle
Thorgal est une série née dans les années 70 à une époque où les héroïnes de BD et de films faisaient souvent de la figuration. Qu’il ait fallu plus de trente ans pour faire éclore de vraies personnalités féminines marquantes, je le pardonne aisément. Ce n’est pas toujours facile de prendre du recul sur une oeuvre qu’on nourrit depuis des décennies. J’ai énormément de respect et je dirais même de gratitude envers Jean Van Hamme, le premier scénariste de Thorgal qui a aussi créé Largo Winch, une autre série BD que j’ai toujours adorée. C’est un conteur formidable, ses idées sont prenantes et il sait vraiment inventer des aventures passionnantes.
En revanche, nous n’avons jamais été sur la même longueur d’ondes sur la perception des rôles et des motivations soi-disant « féminines » et « masculines ». Je me souviens avoir grincé des dents quand j’avais lu à douze ou treize ans une interview où Van Hamme expliquait que les jeunes lectrices aimaient lire les aventures de Thorgal parce qu’il était beau et protecteur, et que les femmes sont toujours attirées par les hommes plus âgés. Comme si une adolescente comme moi était incapable de voir le scénario et que sa passion se résumait forcément à des critères superficiels comme ça! Moi j’aimais le personnage de Thorgal parce qu’il avait l’âme d’un vrai héros, qu’il croyait en ses valeurs, qu’il prenait des risques pour défendre des idées de paix et de justice, qu’il rejetait la violence. J’aimais ce héros trop parfait qui se retrouvait à faire des choix qui nuisaient à sa famille malgré lui, ce père idéal pourtant jamais là et cet époux fidèle dont l’absence est toujours questionnée. Et j’aimais les intrigues de la série parce qu’elles étaient riches et vibrantes, surprenantes et travaillées, pas parce qu’il y avait des histoires de sexe et d’amour. Cette interview m’avait blessée tout autant que refroidie dans mon admiration pour Van Hamme parce que j’avais réalisé que le scénariste qui me faisait rêver pensait en fait que le monde se divisait vraiment entre les Aaricia et les Kriss de Valnor, qu’il écrivait pour les personnes comme moi les lignes de dialogue amoureux niais plutôt que les aventures trépidantes.
Depuis, j’ai aussi remarqué la récurrence de certains clichés scénaristiques qu’on retrouve dans plusieurs des séries de Jean Van Hamme : les femmes se dénudent aussi facilement que dans un épisode de Game of Thrones, des femmes « expérimentées » se baignent nues avec des femmes plus naïves pour les déniaiser voire tenter de les convertir à une sorte de lesbianisme-pour-hommes-hétéros, il y a toujours une méchante un peu « perverse » qui tente de convaincre le héros de coucher avec elle et je passe sur la menace de la violence sexuelle agitée sous le nez de différentes héroïnes qui revient un peu trop souvent. Encore une fois, ces motifs de scénario, je les tolère dans les reliquats des années 70 ou 80. C’était la mode. Mais maintenant, on est en 2015.
Quand Jean Van Hamme a choisi de se retirer du projet Thorgal en 2007 après 29 albums, je ne vais pas vous mentir : je me suis dit « C’est bien ». C’est lui qui m’a fait vibrer au fil des aventures du héros viking mais en 2007, certains dialogues commençaient à devenir trop faciles à mon goût d’adulte et j’attendais une représentation plus juste et plus complexe des femmes, quelque chose qu’il ne me semblait plus capable de faire sur cette série-là. Je m’étais dit qu’il était temps de voir un peu de changement, qu’un nouveau scénariste allait apporter du sang neuf, un regard modernisé sur l’univers. Et ça s’est avéré vrai. En partie.
Aujourd’hui, j’écris ce billet car malgré l’implication de nouveaux scénaristes et dessinateurs dans la saga des mondes de Thorgal (la série principale animée par Yves Sente et Grzegorz Rosinski et ses histoires parallèles animées par Yves Sente, Yann, Surzenkho et De Vita entre autre), il y a encore beaucoup trop de choses qui ont gardé le parfum des années 80. En 2015, à l’époque où des séries font leur succès en grande partie grâce à des héroïnes complexes comme dans Game of Thrones et Walking Dead, où des films qui affirment que l’action est aussi féminine comme Hunger Games ou Divergente cartonnent sur les écrans depuis plusieurs années, je ne comprends pas comment certains rôles sont encore attribués dans les aventures de Thorgal exactement comme il y a trente ans.
Nouveaux scénaristes, nouvelles séries : un souffle d’air frais?
Quand les séries parallèles ont été lancées avec les intrigues de Louve et Kriss de Valnor, je m’imaginais que ce serait de simples produits dérivés que je lirais peut-être, à l’occasion. En réalité, le projet des mondes de Thorgal est bien plus ambitieux et passionnant que ce que j’avais pensé : toutes les histoires s’entremêlent et l’univers déjà riche devient encore plus creusé qu’avant. Après avoir refermé le dernier Kriss de Valnor, le tome 5 « Rouge comme le Raheborg », je ne pouvais retenir mon excitation : le souffle épique qui m’a rendu amoureuse il y a 20 ans est toujours là et Kriss de Valnor prend enfin la place tant attendue d’héroïne à part entière. Ce n’est plus « la méchante » obnubilée par son désir pour l’or et pour Thorgal, elle a un passé, une histoire, une intelligence stratégique, un certain héroïsme. Elle compte autant dans cette nouvelle intrigue que les rôles féminins de Game of Thrones.
Par contre…
Pourquoi Aaricia est-elle encore une fois le seul membre de la famille de Thorgal qui semble ballottée par les événements? La voilà aux prises avec des mégères du village et les avances trop poussées d’un bellâtre du quartier… Est-ce qu’elle n’a droit à rien d’autre qu’à ce genre de traitement quand Thorgal voyage à travers le monde? Pourquoi Aaricia et Louve passent-elles leur temps à se lamenter dans leurs bulles de dialogue à coups de « Oh Thorgal, si seulement tu étais là! ». Après tout ce qu’elles ont vécu sans lui, pourquoi demeure-t-il encore leur référence ultime? Louve connait à peine son père, Aaricia s’est occupée de ses enfants souvent seule et a survécu à des épreuves incroyables. Si elles regrettaient l’absence de Thorgal par simple manque affectif, je comprendrais… mais elles répètent qu’elles ont besoin de lui. S’il y a deux personnages non-guerriers qui ont bien prouvé qu’ils n’avaient absolument pas besoin de Thorgal pour survivre… ce sont bien Louve et Aaricia. Le véritable modèle de Louve, ça devrait surtout être sa mère ou à la limite son frère… pas ce père perpétuellement absent dont les faits d’armes lui ont causé plus de souffrances qu’autre chose.
Pourquoi Kriss de Valnor rejoue-t-elle régulièrement ce rôle de séductrice de bas étage alors qu’elle prouve au fil des pages que son sens stratégique et son instinct de guerre sont ses véritables atouts? Pourquoi toutes les femmes avec un peu d’ambition personnelle semblent-elles utiliser la sexualité pour manipuler les hommes et montrer leurs seins pour titiller le lecteur? Pourquoi a-t-on encore besoin de scénariser des héroïnes nues ensemble dans un bain qui se frottent le corps mutuellement? Pourquoi toutes les femmes tenant un rôle important en dehors de Louve et de quelques déesses sont soit des méchantes un peu folles, soit des femmes jalouses, soit des séductrices dont on se méfie?
Et pourquoi ajouter à tout ça un orientalisme confinant au racisme avec une scène « suspense » superflue dans l’intrigue montrant des supposés « arabes » qui harcèlent une jeune viking en la traitant de fille facile dès son arrivée au port (voir dans « Kah-Aniel » le tome 34 de la série Thorgal)?
Et sinon pour finir plus légèrement, mon gros choc : Thorgal trompe Aaricia de son plein gré? Wow wow, stoppez là, les gars! C’est un des faits acquis des 33 albums précédents, né dès la première case du premier album : Thorgal est un homme droit qui ne trompera jamais sa femme (sauf s’il perd la mémoire – personne n’est parfait). Alors j’espère bien qu’il y a une intrigue derrière tout ça ou une passionnante complexité psychologique qui se profile, scénariste Yves Sente, parce que s’il y a une chose que je voudrais ne pas changer dans les clichés de la série, c’est ça. Thorgal et Aaricia forever.
2015 nous voilà : chers auteurs de Thorgal, je vous en prie ne traitez plus les femmes comme ça!
Voilà, aujourd’hui on est en 2015. Les succès actuels de la pop culture le prouvent : les femmes en arrière-plan ou demoiselles en détresse, c’est ringard. J’imagine que vous continuerez à titiller le lecteur en déshabillant Kriss de Valnor même si j’aimerais que ce genre de scènes disparaisse… au moins arrêtez de lui donner ce petit air de perverse quand elle le fait, et arrêtez de la faire séduire n’importe qui. Une femme peut assumer sa sexualité dans vos pages sans que ça lui donne un côté sulfureux ou que ça ne serve à rappeler qu’elle a un passé de méchante. Arrêtez aussi d’utiliser l’homosexualité féminine comme une intrigue érotisante pour lecteurs hétéros. Kriss de Valnor est récemment tombée amoureuse d’une femme… je ne vois pas pourquoi ça a été traité comme plus « excitant » et plus graphiquement que l’histoire d’amour Thorgal/Aaricia. Si on se met aux standards de 2015 en matière d’égalité des orientations sexuelles, il faut aussi évoluer sur la représentation des femmes bisexuelles : ce n’est pas plus sexy qu’autre chose. Arrêtez aussi de présenter les femmes comme en concurrence entre elles ou se jalousant pour des histoires de qui est la plus belle ou qui chopera le beau gosse. Cela ne fait que diminuer l’intérêt de ces personnages et les rendre faux. Et enfin, réfléchissez à deux fois avant de décider que vous allez dédier plusieurs cases à montrer comment des hommes tentent d’agresser ou de harceler une jeune femme. Est-ce vraiment utile à l’intrigue?
Les séries de Thorgal en 2015 ont tout ce qu’il faut pour briller encore pendant des décennies, pourvu qu’elles se libèrent de stéréotypes vieux d’il y a 30 ans. Mes chers scénaristes et dessinateurs, je vous lirai sûrement jusqu’à la fin… mais laissez-moi au moins vous aimer jusqu’au bout avec la même passion qu’aux premières pages d’ »Aaricia ».